Les Travailleurs de la mer est peut-être le roman de Victor Hugo où le grand écrivain a le plus développé en prose des vues animistes sur la nature – dévoilant sur le sujet ses pensées réelles, souvent voilées par ailleurs dans sa poésie, ésotérique mais en vers et ainsi évitant le reproche d'avoir été explicite à la façon d'un philosophe. Dans L'Archipel de la Manche, un morceau qu'il y a ajouté, il affirme même que la science est « myope » et que les phénomènes climatiques et naturels ont bien pour source les constellations, comme l'indique l'ésotérisme ordinaire: « Notre dépendance cosmique, constatée aujourd'hui, mais que la science myope cherche à circonscrire, se manifestera de plus en plus. Tel phénomène terrestre, encore obscur à cette heure, est un dérivé zodiacal », affirme-t-il (Œuvres complètes. 7, Paris, Olendorff, 1891, p. 334)! Ne dirait-on pas qu'il annonce le rejet par le scientisme de la pensée de Rudolf Steiner? Dans le roman même, notre grand romantique décrit une tempête en affirmant très sérieusement, quoique dans son style enflammé, qu'une tempête est une « colère de la nature ». La nature est une personne, pour lui : le corps d'une déesse, ou d'un dieu.
Comme au sein de tout romantisme authentique, il voyait le monde comme un géant dont les membres sont dispersés et à l'intérieur duquel nous vivons, et il ne pensait pas tomber dans un anthropomorphisme abusif lorsqu’il attribuait à ce géant des désirs, des sentiments, des pensées. Ces dernières étaient même figurées par de mystérieux êtres immatériels poursuivant vers le haut l'échelle des êtres visibles, écho à la conception de Charles Nodier, grand ami de Victor Hugo, sur les « Êtres Compréhensifs » : explication présentée comme rationnelle de la croyance ancienne aux anges et aux fées, et qui donnera naissance, indirectement, au Horla moins compréhensif de Guy de Maupassant, ou aux Grands Transparents d'André Breton. Victor Hugo les place juste derrière le voile de lumière dont se tissent les apparences sensibles, et dit qu'ils agissent pour régler les destinées – notamment celle du personnage principal du roman, trompé dans ses attentes personnelles. Il a agi à la gloire du progrès technique pour épouser la fille du propriétaire d'un bateau échoué qu'il a remis à flots, mais pendant son absence elle a épousé quelqu'un d'autre. Les Êtres Compréhensifs sont cruels et leurs voies sont impénétrables : c'est aussi ce que suggérait Maupassant, en réalité.
La poésie ésotérique de Hugo en dit davantage sur ces êtres mystérieux ; dans La Légende des siècles, il les appelle anges, et providences – vivantes providences qui, effectivement, suscitent le progrès humain, y compris technique. Mais Hugo croyait aussi au progrès moral, il ne l'excluait nullement : il reprochait au catholicisme d'exclure ce progrès technique et scientifique, mais d'un autre côté il condamnait cette « science myope » qui excluait à son tour la dimension spirituelle et religieuse de l'être humain et du monde, assimilant la religion d'État à la science d'État – les mettant sur le même plan.
Toutes ces conceptions générales ressemblent étonnamment à l'anthroposophie, la philosophie de Rudolf Steiner, et la différence essentielle est que Hugo en est resté à la poésie et au roman, et n'a pas voulu aborder réellement la philosophie, moins encore la science et les applications pratiques possibles de ces conceptions : dans quelle mesure par exemple ces « Êtres Compréhensifs » peuvent intervenir dans la vie humaine, et l'améliorer, c'est une question qu'on peut poser. Hugo laisse entendre qu'ils inspirent les inventions techniques qui améliorent le sort de l'être humain ; mais comment s'y prennent-ils exactement, il ne le dit pas.
Il suggère que le poète ou le voyant s'enfonce dans l'énigme, et que, imaginativement, il en tire des révélations, si son esprit résiste à la pression de l'obscurité. Car il a aussi traité Emmanuel Swedenborg d'« ivrogne », rappelant que la peur est mauvaise conseillère, et que dans cette énigme elle inspire surtout des formes grotesques, effrayantes et inutiles. Lui avait confiance, il regardait réellement les êtres se tenant derrière les apparences comme « compréhensifs ».
Cependant, on remarquera que l'écrivain fantastique américain H. P. Lovecraft, à son tour une sorte de voyant, estimait que la théosophie était optimiste à l'excès, qu'elle l'était stupidement, et que le mystère ne cachait aucune bienveillance cosmique. Il est difficile d'établir un juste équilibre moral, mais, dans mon esthétisme mystique, je suis persuadé que les tableaux du monde spirituel les plus beaux sont aussi les mieux équilibrés moralement.
Et dès lors, la question se pose, pour Victor Hugo, de la fiabilité, à partir de comparaisons dans trois directions : dans le temps, dans l'espace et dans la culture. Sa mythologie, si on peut dire, est-elle exceptionnelle, si on la compare avec celles du passé ? Avec celles des autres auteurs français du temps ? Avec celles des autres cultures à la même époque ?
Il n'est pas aussi clair qu'Homère et Virgile, pas aussi clair même que Goethe et Steiner, non plus, mais enfin, pour la France du temps, il est le plus grand, sans conteste. Les Travailleurs de la Mer, La Légende des siècles, Les Contemplations, La Fin de Satan, c'est formidable. C'est sur lui que se sont appuyés André Breton et Charles Duits, qui ont formalisé l'idée que la démarche imaginative pouvait percer des secrets de la Connaissance : Breton a même fait des poètes des égaux des savants, à cet égard. Seul le Lamartine de La Chute d'un ange, peut-être, peut lui être comparé, dans la France de son temps. Il est un jalon majeur de l'ouverture rationnelle au Mystère qu'exige selon Rudolf Steiner l'esprit moderne, et il est au Panthéon, les Français peuvent s'appuyer sur lui. L'éventuelle absence de perfection ne l'empêche pas : Victor Hugo reste incontournable, et son œuvre doit devenir la nouvelle référence, la nouvelle source d'unité en France. Par lui, on touche à l'anthroposophie aussi bien qu'au rationalisme, au scientisme aussi bien qu'au christianisme ; il est la base.
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