Olaf Stapledon (1886-1950) était un professeur de philosophie et un écrivain anglais remarquable, un des pionniers du genre qu'on appelle la science-fiction, mais qui l'a dépassée constamment par sa profondeur et son amplitude : nourri de théologie (notamment de saint Augustin) aussi bien que de philosophie profane, il a lié les imaginations interplanétaires ou futuristes à des considérations sur la divinité elle-même, en particulier dans son chef-d'œuvre, Star Maker (1937).
Le lieu n'est pas ici de retracer toute sa carrière, dont on trouvera aisément une description sur d'autres sites : il s'agit de voir dans quelle mesure son œuvre peut être dite participer de l'esprit michaélique d'exploration du monde spirituel, dont Rudolf Steiner a déclaré qu'il remplirait toujours davantage les esprits libres, et les imaginations spontanées : l'archange fait pression sur les âmes, pensait-il.
Soit dit en passant, le philosophe de science-fiction Pierre Teilhard de Chardin, dont j'ai parlé il y a deux semaines, moins amateur d'anges, n'en disait pas moins que le Christ, lui-même, faisait à l'époque moderne particulièrement pression sur les âmes, pareillement ; et il en sort, il doit en sortir les perspectives grandioses par lesquelles l'Évolution se dessine, comme récit de l'humanité et du monde, remplaçant les anciens tableaux statiques, au fond dénués de vie spirituelle, seulement héritiers d'un passé figé, arrêté, dont les images ne bougent plus.
De fait, Olaf Stapledon avait une grande confiance dans les tableaux cosmiques de la science moderne, s'appuyait sur le monde physique constamment, et on peut s'étonner que la question se pose, pour lui, de l'exploration du monde spirituel. Mais Star Maker se présente précisément de cette façon d'emblée : loin d'emprunter quelque vaisseau spatial ou machine à explorer le temps, son narrateur s'arrache à son corps et voyage à travers l'espace, vivant en symbiose avec des êtres d'autres planètes, entretenant même des dialogues avec eux, dans leur propre conscience, mais il n'entre jamais en contact avec de purs esprits, dénués de corps : tous les êtres qui l'accueillent en ont un, quoique souvent farfelu et fantaisiste, faisant davantage penser aux êtres élémentaires tels que la clairvoyance instinctive les élabore, qu'à n'importe quel être physique connu.
Cela n'empêche pas Stapledon de les présenter comme intellectuellement possibles. Et dès lors, il a des développements curieux, qui donnent tout de même une perspective spirituelle sur les êtres terrestres mêmes. Il dit par exemple que sur une certaine planète, il existe des êtres au corps invisible, seulement magnétique, et incarnés par des oiseaux se comportant de façon coordonnée. Autre planète ? Ou autre strate du réel terrestre ? Stapledon n'a pas l'air de savoir, d'y songer.
Il dit, encore, rencontrer des êtres vivants qui sont en même temps des objets utiles : des bateaux vivants, des voitures vivantes, des avions vivants, des crayons vivants, et ainsi de suite. C'est remarquable, quoique fou en apparence : dans le monde éthérique tel que le décrit un Henri Michaux, c'est à peu près ce qu'on trouve aussi, et cela a probablement beaucoup de sens. Mais Stapledon se contente de dire que ces images se sont matérialisées sur d'autres planètes : il n'a pas l'idée d'un monde spirituel invisible.
Il parle d'arbres ayant développé une conscience humaine sans passer par le stade animal, mais sans avoir jamais pu, non plus, laisser la libre individualité s'exprimer, à cause de leur lien avec le sol. Ils restent collectivistes et donc leur évolution s'arrête, puisque, dit Stapledon, seul l'individu invente, crée, meut le monde, de par son lien avec l'infini – avec ce que Victor Hugo aurait pu appeler le moi de l'éternité.
Ce narrateur, lui, est bien lié à cet esprit de l'infini : bientôt il s'émancipe du temps aussi bien que de l'espace, et découvre des choses incroyables, et notamment que les étoiles sont vivantes, et pensantes. Et le plus beau passage, peut-être, du livre, raconte que les observateurs, jusque-là, avaient cru que les étoiles n'étaient que des objets mus mécaniquement, de l'extérieur, et que, les voyant mourir quand la technologie les déplace au gré des intérêts égoïstes, ils s'aperçoivent qu'elles sont douées de sensibilité, et même de raison. En réalité, sortes d'anges éblouis, dont le corps brille intensément, elles effectuent un immense ballet, communiquant les unes avec les autres grâce à leurs rayons et émanations, et ce ballet est mû de l'intérieur, par le sentiment esthétique pur, et dépend du pressentiment de Dieu – du Star Maker. La mécanique de leurs mouvements est illusoire, simple interprétation naïve d'êtres qui n'ont pas saisi l'âme de leurs semblables parce qu'ils avaient une forme différente, et il n'y a rien de mécanique en ce monde – il n'y a, comme disait Pierre Teilhard de Chardin, que des effets statistiques : non des lois, mais des habitudes que les choses ont parce qu'elles s'y plaisent.
On commence ainsi, malgré le tableau du cosmos fondé sur la science matérialiste, à pénétrer l'Esprit. Le narrateur du récit évoque la vie des nébuleuses, des êtres pensants qui se sont affrontés (il a même écrit tout un roman, resté longtemps inédit, sur la question), en confrontant les valeurs différentes et même opposées de l'individualisme et du collectivisme. Et puis ce narrateur se trouve en face du Star Maker, créateur plein d'humanité de l'univers, qui a fait mille expériences diverses et que le goût de l'art et sa propre évolution font changer d'œuvres selon les éons.
Dès lors, le narrateur dit que ce qu'il a vu était indicible. Que d'ailleurs il en était ainsi de l'essentiel de ce qu'il avait raconté, mais que, par l'imagination prospective, il avait pu établir un véritable mythe, reflétant les principes spirituels à l'œuvre dans le cosmos. La surprise est grande, l'assertion inattendue : l'ensemble du livre n'était qu'une mythologie teintée de l'esprit scientiste, de façon consciente et avouée.
On peut dire que, dans le cadre de la culture anglaise, Stapledon a franchi les limites de la science matérialiste, dont il était parti, pour pénétrer le monde spirituel. C'est un génie méconnu, et qui, par son caractère intermédiaire, par son alliance remarquable et singulière entre les tableaux de la science moderne et son imagination libre et affranchie de tout dogme, peut faire beaucoup dans l'Occident moderne. En France, où on éprouve tant de mal à s'adapter à l'esprit issu du romantisme allemand, plongeant dans le monde spirituel sans béquille (pour ainsi dire), Olaf Stapledon pourrait constituer une passerelle d'une importance considérable. Il peut y ouvrir à l'imagination libre, puisqu'il respecte ce à quoi l'Occident est habitué : les tableaux que dessine ordinairement la Science. Il est certainement un classique à venir, une référence incontournable. En tout cas, nous avouons souhaiter ardemment qu'il en soit ainsi.