Certains anthroposophes affirment que pour éviter l'idolâtrie dont pourrait faire parmi eux l'objet Rudolf Steiner, il faut éviter de le citer, et de le prendre comme base de l'anthroposophie. Je ne trouve pas cela spécialement rationnel, vu qu'il est réellement la base de ce qu'on appelle l'anthroposophie : l'anthroposophie est avant tout la philosophie de Rudolf Steiner, ou la démarche initiatique qu'il a précisée. De surcroît, pour éviter l'idolâtrie, le mieux est simplement de ne pas y tomber quand on parle de lui – quand on le cite –, c'est à dire d'exercer son esprit critique et de reconnaître et de livrer ses limites, dans la mesure où on peut les voir. Il est bien possible que les anthroposophes qui ne veulent pas qu'on cite Steiner soient dans le cas de ne pas vouloir qu'on le cite contre eux, quand ils essaient d'imposer leurs pensées personnelles qu'ils pensent géniales, mais qui en général sont assez banales et viennent de la philosophie ordinaire. J'en ai eu des exemples, ici ou là. Ils croyaient que leurs idées étaient plus avancées que celles de Steiner, alors qu'en fait elles existaient déjà avant : ils s'imaginaient à tort que les idées progressent beaucoup. Celles à la mode sont là depuis bien longtemps, on ne change pas tant qu'on croit.
Cependant, si je pose ici la question de savoir dans quelle mesure on peut exercer son esprit critique à l'égard de Rudolf Steiner (même si, comme c'est mon cas, on continue de l'admirer), je ferai allusion au premier chef à ce qu'il déclara un jour de Fédor Dostoïevski – qu'il n'avait rien d'un écrivain classique au même titre que Goethe ou Schiller, mais n'était qu'un auteur de romans à quatre sous : il visait en particulier Les Frères Karamazov, qui l'avait révulsé. Or, pour ma part, quand j'ai lu cela chez Steiner, j'avais déjà lu ce roman du célèbre Russe, et l'avais beaucoup aimé. Steiner a expliqué son dégoût : la conception de Dostoïevski, centrée sur les questions d'hérédité, le scandalisait ; pour lui, l'être humain n'était pas le produit de l'hérédité, mais du karma.
Mais même s'il avait eu raison en théorie, ce qui est possible, le roman de Dostoïevski n'en vaudrait pas tant pour ses idées abstraites que par la manière dont le récit les met en œuvre – en créant des actions radicales et extrêmes, crues et fortes, manifestant des impulsions et des idées pures, et en les imprégnant de réflexions religieuses et métaphysiques ambiguës, qui n'affirment pas tant une thèse qu'elles font vivre le mystère des relations familiales et, effectivement, héréditaires. Et cette réflexion (qui est, sans doute, celle d'un docteur en littérature) me rappelle celle de Michael Ende, l'auteur de L'Histoire sans fin. Car on sait qu'il a été baigné d'anthroposophie et aimait beaucoup Steiner, mais rejetait avec énergie sa conception esthétique, qui asservissait au fond l'art, l'imagination, la fantaisie à la justesse philosophique et théorique. Steiner par exemple condamnait Milton parce que son Satan n'était pas conforme à ce que montrait la science spirituelle. Il se comportait en cela comme Platon et saint Augustin, qui blâmaient les poètes de tomber dans le sensualisme esthétique, et de ne pas se soucier assez de la vérité. Historiquement, il en est sorti l'allégorie médiévale, qui subordonnait entièrement les figures et la poésie au sens, à la théorie théologique et morale.
Or, l'art est différent, et Victor Hugo lui-même rappelait que vivre l'œuvre d'art, directement par le sentiment, transformait l'âme, ennoblissait le cœur. C'est de cela qu'il s'agit. On a fini par s'apercevoir que les œuvres mythologiques d'Ovide et Virgile restaient supérieures, artistiquement, aux œuvres allégoriques médiévales – même si celles-ci valent bien mieux que les agnostiques ne veulent bien le dire. Elles ont une vraie valeur malencontreusement contestée par la critique dite humaniste, et si Steiner entendait les réhabiliter il avait entièrement raison. Mais il était davantage dans la rigueur théorique de Platon et saint Augustin, comme je l'ai dit.
J'ajouterai cependant que, en poésie ou en peinture, Steiner était conscient de cela : il savait que la forme même ennoblissait l'âme. Mais lorsqu'il s'agissait de narration, cela lui échappait, jusqu'à un certain point. Il regardait alors surtout les idées, ne saisissant pas dans toute sa profondeur la portée spirituelle d'une action dramatique. J. R. R. Tolkien en a parlé avec bien plus de subtilité dans son traité des Contes de fées, rappelant que l'histoire de Jésus-Christ dans les évangiles était initiatique et créait une libération de l'âme, notamment au moment de la surprise de la Résurrection. Steiner en a quelquefois parlé, de cette forme d'initiation, mais sans la mesurer suffisamment dans son abîme propre – si je puis dire. Il était de l'école philosophique, non artistique. Et Michael Ende avait deviné à ce sujet quelque chose.
Cela se répercute dans la profonde incompréhension manifestée par nombre d'anthroposophes évoquant la littérature et l'art du récit – par exemple ceux de Tolkien, précisément. Malgré le Drame sacré d'Éleusis d'Édouard Schuré, qui traitait en fait de cette question, ils ne saisissent pas toujours ce qu'est le mystère d'une tragédie, ou d'un récit épique, ou simplement romanesque. Ils jugent surtout à partir des idées, telles que les expriment les figures ou les personnages.
Mais cela n'empêchait pas Steiner de faire des récits mythologiques d'une importance et d'une portée considérables, dans La Science de l'occulte et La Chronique de l'Akasha. C'est un paradoxe. Disons tout de même que ces récits illustraient des idées majeures, ils n'entraient pas dans le détail des passions angéliques. Ils dressaient des tableaux très généraux. Steiner n'était pas un conteur, et même ses pièces de théâtre ne sont pas dramatiquement exemplaires, elles restent aussi mues par des idées plutôt théoriques. Leur beauté est celle des allégories médiévales les plus profondes, mais pas celle des tragédies antiques les plus grandioses, je dirais. On ne peut pas tout réussir.
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