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 « Le problème le plus important de toute la pensée humaine : Saisir l'être humain en tant qu'individualité libre, fondée en elle-même »
Vérité et Science, Rudolf Steiner

   

Citation
  • « Les choses ne sont donc pas ce que les spirites s'imaginent. Ils se figurent que, par l'intermédiaire d'un médium, ils peuvent obtenir des communications dans la langue que parlent les êtres humains sur terre. En regardant de près ces communications, on discerne qu'elles proviennent du subconscient des vivants, et ne sont pas de véritables communications directes des morts aux médiums. Car les défunts se dégagent progressivement du langage humain, et après plusieurs années, on ne peut plus les comprendre si l'on n'a pas appris leur langage, lequel consiste surtout en figures symboliques à utiliser pour ce qu'on veut leur dire, et obtenir ensuite une réponse, également par des formes symboliques qui naturellement apparaissent un peu comme des ombres. »

    Christiana (Oslo), 17 mai 1923 – GA226

    Rudolf Steiner
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Dieu sait pourquoi, la philosophie approuvée par les universités publiques passe pour plus laïque qu'une autre, et finalement il est plus séant de respecter Jean-Paul Sartre que Pierre Teilhard de Chardin – même parmi les anthroposophes, en moyenne moins hostiles à la philosophie agnostique défendue par l'État qu'aux philosophes catholiques. C'est curieux, au regard de ce qu'a énoncé Rudolf Steiner, puisqu'il a donné comme premier principe social la liberté absolue dans la sphère culturelle, et contesté d'abord sous ce rapport le poids de l'État, rappelant que même celui de l'Église n'avait pu exister que par le soutien des empereurs et des rois. Or, à présent, ce soutien est peu présent, et c'en est au point où stratégiquement l'Église défend volontiers la liberté individuelle contre l'étatisme – persuadée, non sans raison, que si les individus par exemple étaient entièrement libres de choisir l'éducation de leurs enfants (par le biais notamment d'un chèque-éducation, comme il en existe dans certains États américains), leurs institutions ne s'en porteraient que mieux, beaucoup de gens continuant à lui être attachés. Mais cela peut aussi être vrai surtout des États-Unis, dominés politiquement par le protestantisme. Peut-être qu'en France les Gaulois se pensent protégés de Rome par l'État parisien, déjouant jusqu'aux principes généraux de Steiner. Cela peut aussi venir d'un réflexe nationaliste : on rejette la tradition latine, et on préfère la culture étatique obligatoire gauloise même à une libre possibilité d'adoption de la tradition romaine. On hiérarchiserait, en quelque sorte.

Cela dit, Jean-Paul Sartre, grand amateur de Jean-Jacques Rousseau d'un côté, et de philosophie allemande de l'autre, a des côtés tout à fait passionnants, en tout cas il défendait l'idée qu'il se faisait de la liberté, et qu'il faut scruter jusqu'au point de voir les rapports qu'elle entretient (ou non) avec l'anthroposophie.

De Rousseau, donc, Sartre conservait la conception d'une dichotomie entre les perceptions sensibles et la pensée qui les organise, les ordonne, leur donne sens, par leur mise en rapport : et cela se trouve aussi chez Steiner, qui a montré, dans La Philosophie de la liberté, comment l'image complète du monde unissait, en un tout cohérent, les perceptions sensibles et les concepts qui les organisaient, leur donnaient sens. Mais dès lors se trouve une différence, qui émane aussi de Rousseau et de son relatif subjectivisme : dans son enthousiasme, le philosophe genevois n'osait pas être précis, et on pouvait avoir le sentiment que les idées n'émanaient que de l'âme ardente ; on ne pouvait savoir si réellement le monde divin s'y reflétait, et si les concepts faisaient partie du cosmos. Car pour Steiner, c'était le cas : il prenait au sérieux l'âme humaine, et pensait que s'y reflétait l'ordre angélique et cosmique. Or, pour Sartre, il n'en était rien. Le philosophe français assimilait la pensée organisatrice voire magique à un « pur néant », à une projection évanescente de l'esprit humain, sans que rien s'y reflète depuis d'impossibles hauteurs. Les perceptions sensibles lui apparaissaient à la façon d'une masse informe, et pour lui c'était la seule réalité solide ; on pouvait, presque mystiquement, en faire l'expérience, et il en advenait la célèbre nausée dont il a parlé dès le début de sa carrière.

Et pourtant, il admettait, paradoxalement, que ce « pur néant » constitué par la pensée était la source de la liberté humaine – ce par quoi l'être humain, précisément, échappait à cette nausée, à l'emprise de la matière gluante et molle qui cherchait en permanence à enfouir son âme. Il caractérisait ainsi Ahriman, mais en faisant de cette liberté la source de l'illusion il caractérisait Lucifer. Le problème est la place qui pouvait rester entre les deux. Un peu comme chez Rousseau, il ne restait que la subjectivité orgueilleuse d'un philosophe à succès, pensant pouvoir changer le monde depuis sa lucidité personnelle. C'était en quelque sorte un Christ ravalé aux dimensions de l'Artiste, parce qu'il n'était pas assumé comme entité cosmique réelle. Sartre croyait à la liberté, mais en même temps elle lui semblait dérisoire.

D'instinct, pourtant, il faisait confiance à la logique pure, et admirait pour cela les villes américaines, avec leur géométrie reflétant les mathématiques, ou alors promouvait le marxisme, parce qu'il était fondé sur une logique apparemment scientifique et fiable. À la fin de sa vie, il a même glorifié le peuple juif, qu'il pensait confondu avec cette logique pure, cette rationalité aiguë qui était le sel de la philosophie même. En cela encore, il était proche de Rousseau, mais aussi de Spinoza.

Mal gré qu'on en ait, l'idée de Pierre Teilhard de Chardin selon laquelle la pensée organisatrice émanait d'une entité cosmique à laquelle on avait intérieurement accès par l'amour – et selon laquelle, aussi, seule cette pensée était substantielle dans l'univers, la matière n'étant qu'illusoire –, paraît plus proche des spiritualités orientales, finalement moins frappée au coin du matérialisme occidental. Car c'était bien son idée : il l'a dit clairement. La pensée organisatrice, la force donnant forme aux éléments en eux-mêmes épars et vides, est la substance divine du monde. Elle agglomère l'illusion d'un monde physique qui n'est fait que d'effets statistiques, c'est à dire d'habitudes des forces formatrices suprasensibles.

Et comment accéder à la vision de ces forces ? Par l'amour du Christ qui, disait-il, « était plus soi que soi-même » : il lisait abondamment saint Paul. Car c'était par amour, que cette pensée cosmique s'était mue, et non, comme le pensait Spinoza, pour la seule volupté de son propre déploiement. Non bien sûr que cette volupté fût absente ; mais elle n'était pas la source ultime de son mouvement : le Christ seul l'était, tout amour en fin de compte – ou au-delà de tout compte, au sein de l'Infini.

Je laisse au lecteur le soin de décider de qui la pensée de Rudolf Steiner se rapprochait le plus. Il se dit souvent que chacun a sa vision de l'anthroposophie. La majorité semble la penser émanée organiquement de la philosophie profane de Rousseau et Sartre. Je n'en sais rien. Je pense qu'elle émane organiquement de la pensée médiévale aussi bien que moderne et antique, et que saint Paul reste chez lui très important aussi. Chez Rousseau et plus encore Sartre, le lien de l'âme avec une éventuelle divinité était bien plus abstrait, bien moins précis. Il me paraît difficile de croire que l'anthroposophie émane organiquement de la philosophie agnostique seule. Mais sait-on jamais ?

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