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Bonnefoy

Le Monde, dans ses « Dossiers et documents » d’avril 2004, consacrait cinq poètes. Au premier rang desquels, Yves Bonnefoy, qui chantait un élan mystique dont le point de mire était le monde sensible – l’au-delà étant à ses yeux un pur néant, dans la logique de Jean-Paul Sartre. Interrogé sur sa définition de la poésie, il s'adonnait en réalité à la théologie, en affirmant un certain « sens du concret » qu'on n'a pas spécialement vu chez de très grands poètes. Il profitait de la question pour prêcher l'agnosticisme, il faut bien l'avouer.

Se mettant au-dessus d'un homme universellement plus admiré que lui, il est allé jusqu'à oser énoncer, au nom de sa philosophie transcendantale d'agnostique cosmique, que Stéphane Mallarmé eut un « tort », celui « de chercher des essences, des notions pures, là où, dans même et surtout le manque, même la nuit, il faut aimer des présences ». N'est-il pas quelque peu impudent de se battre avec un poète classique sur sa religion, alors qu'une église, une chapelle, un temple quelconques auraient été des lieux bien plus appropriés, qu'un article de journal se présentant comme donnant des définitions de la poésie ? Et que, certes, l'idéalisme de Mallarmé n'a pas été inventé par Mallarmé, qui n'était pas philosophe ni théologien ? Il est bien évident qu'on sort complètement de la poésie et que si Yves Bonnefoy avait voulu faire son évêque, il aurait dû s'en prendre à Hegel, pour le moins. C'était profondément déplacé.

Quelles insolences ne pardonne-t-on pas au matérialisme, comme on pardonnait aux Pères de l'Église leurs idées simplistes sur le paganisme et ses mystères, à une époque où, cherchant à populariser la vertu, on caricaturait des traditions qui, sans doute, ne parvenaient plus à la susciter ? Il est bien possible qu'à l'époque de Bonnefoy on ne parvenait plus à saisir des essences, et que, par conséquent, il valait mieux s'en tenir aux présences. René Char l'avait déjà énoncé, et le courant sartrien s'était imposé, créant pour les « essences » allégoriquement représentées un esprit de ridicule qui poussait jusqu'à la culture populaire française à créer Superdupont en réponse à l'Américain Superman, effectivement « essence » symboliquement représentée dans le monde des comics.

Mais ce n'était qu'un moment dans l'histoire qui n'avait rien de définitif, contrairement à ce que Bonnefoy avait l'air de croire avec tous ses camarades – je dirai coreligionnaires. Et globalement, pourquoi le cacher ? On approuve forcément Michel Houellebecq lorsqu'il dit que la poésie du XXe siècle est relativement nulle par rapport à celle du XIXe, comme la tragédie du XVIIIe l'était par rapport à celle du XVIIe. Mallarmé avait quand même plus raison que Bonnefoy, dont l'excuse était seulement l'impotence du temps. Car quant au « pur néant », même un H. P. Lovecraft a su représenter l'essence du néant par des formes au fond poétiques de monstres, comme dans l'antiquité Sénèque.

La poésie, de fait, cherche bien à représenter imaginativement des idées, même quand elle est athée, et Bonnefoy cherchait à noyer le poisson en laissant entendre que vilainement Mallarmé émanait encore trop de la tradition platonicienne, ce qui est absurde. Le problème pour la poésie est de rendre l'essence présente, et de traduire des essences par des présences, l'opposition qu'il a instaurée n'a philosophiquement aucun sens, lorsqu'il s'agit de poésie. Là, précisément, il n'y a plus ni présence ni essence, mais un seul monde qui est à la fois présence et essence.

C'est bien cela qu'il faut « aimer », les « essences-présences » que la métaphore permet de manifester. Et, certes, sous ce rapport, Mallarmé était plus impressionnant que Bonnefoy. Qu'il lui ait manqué parfois un peu de la jolie consistance des images de son détracteur ne l'empêche pas. Car bien sûr, il faut aimer les présences, mais seulement si elles manifestent des essences, et bien sûr il faut chercher des essences, mais seulement si on les rend sous forme de présences. Mais de cela Mallarmé était plus conscient que Bonnefoy, sa philosophie de la poésie était globalement plus juste. Ce qui a éphémèrement fait croire le contraire était le matérialisme à la mode dans les hautes sphères de Paris. Village élitiste si vain, si vidé au fond par des concours d'État dans lesquels aucun bon point n'était accordé à l'imagination, voire à l'inventivité au sens antique. Le rapport avec la poésie comme pratique était désormais si loin ! C'est bien de cela qu'émane la poésie moderne de Paul Valéry à Yves Bonnefoy. Mais Valéry, disciple de Mallarmé, était encore grand, à ce titre.