En ce printemps 2022 est paru sur le site internet de la société Anthroposophique en France (SAF) un communiqué intitulé : COVID-19, vaccin et rigueur scientifique de l’anthroposophie[1].
La prise de position mentionnée dans ce communiqué a initialement été rédigée par Tido von Schoen-Angerer et Thomas Breitkreuz (Fédération internationale des sociétés médicales anthroposophiques) ainsi que Matthias Girke et Georg Soldner (Section médicale de l'École de science de l’esprit, Goetheanum)[2]. La SAF partage cette prise de position et la co-signe sur son site Internet.
Le communiqué présente succinctement le contenu d’un ouvrage collectif paru en langue allemande, Corona-Impfungen aus spiritueller Sicht (Les vaccins contre la COVID-19 d'un point de vue spirituel). Il prend très nettement ses distances avec cet ouvrage collectif qui y est décrit comme une approche conspirationniste ne respectant pas les critères minimaux des recherches en sciences humaines et nuisant à l’anthroposophie.
A priori (il s’agit en effet d’un a priori puisque je n’ai pas lu le livre en langue allemande en question et je n’ai pas été vérifier si le compte rendu qui en était fait par les auteurs de cette prise de position était fidèle aux idées qu’il contient – or nous savons tous qu’un a priori est une forme de préjugé qui n’a au fond aucune valeur du point de vue de la connaissance), je rejoindrais plutôt l’avis des auteurs de cette prise de position et serait enclin à penser que le contenu de cet ouvrage semble au minimum très douteux. Toutefois comme je viens juste de l’écrire, mon opinion personnelle ne présente à ce stade aucun intérêt. Il faudrait que je lise ce livre pour pouvoir en juger sur une base plus solide.
Là n’est toutefois pas la question fondamentale que cette publication sur le site de la SAF suscite en moi.
Je l’exprimerais de la façon suivante, aussi étonnante puisse-t-elle paraître : est-il licite que la société anthroposophique (qu’elle soit française, belge, suisse… peu importe) se prononce au sujet d’idées et de contenus publiés par ailleurs ? Est-il « légitime » qu’elle prenne position ?
En effet, permettez-moi de reprendre ici l’extrait d’un article[3] qui mentionne une caractéristique spécifique à la société anthroposophique, laquelle en ferait une « société » dans un sens très différent des institutions habituelles (associations, entreprises, Administrations, partis politiques, etc…) :
« (…) contrairement à la quasi-totalité des institutions et organisations soutenant ou promouvant telle ou telle spiritualité, conception ou impulsion culturelle, il ne saurait être question pour la société anthroposophique, telle que la concevait Rudolf Steiner, de déterminer et de décréter à la manière de l’Église catholique romaine et de ses innombrables épigones, à partir d’une structure centralisée, le contenu de la vie de l’esprit de ses membres. On ne devient pas membre de la société anthroposophique, en souscrivant à tel ou tel dogme et en s’y soumettant, ou en adhérant formellement (et extérieurement) à tel ou tel principe abstrait, et on ne le demeure pas en se pliant aux injonctions ou suggestions d’une quelconque autorité centrale (ou organisation secrète ; cf. l’organisation pyramidale des loges et des confréries occultes et leur système de « suggestion »).
Le contenu de la vie spirituelle trouve fondamentalement sa source dans l’activité pensante autodéterminée de chaque individualité. Sur base d’une telle activité spirituelle libre (préalable), les individualités qui reconnaissent (donc en toute clarté et liberté) le bien-fondé de la démarche de la science de l’esprit de Rudolf Steiner, peuvent décider de devenir membres de la société anthroposophique ou non. Cette dernière est d’ailleurs conçue par lui comme étant au service de leurs besoins (besoin de connaissance) plutôt que l’inverse. L’adhésion à la société anthroposophique résulte donc essentiellement d’un libre acte individuel de (re)connaissance relatif à la science de l’esprit initiée par Rudolf Steiner, ayant pour finalité essentielle d’apprendre à connaître l’anthroposophie, ceci au travers d’une relation vivante avec diverses personnes en cultivant et en approfondissant le contenu.
De ce fait, et c’est là un fait d’une importance extrême, il n’existe pas non plus une structure ou institution, centralisée ou non, qui décrète ou reconnaît quelle est la « bonne » ou la « mauvaise » anthroposophie, ni dans quelle mesure une initiative, association ou entreprise se réclamant, « s’inspirant » ou portant carrément le nom de Rudolf Steiner ou de l’anthroposophie, œuvre bel et bien dans l’esprit de l’anthroposophie de Rudolf Steiner.
Il n’existe pas à l’origine « d’imprimatur anthroposophique », de processus de reconnaissance formel ou de « diplôme en anthroposophie » (ou en médecine anthroposophique, en pédagogie Waldorf-Steiner, ou en agriculture inspirée par l’anthroposophie…) ou quoi que cela soit d’analogue en tant que processus « juridique-formel » de reconnaissance. Ceci n’interdit toutefois pas non plus à des personnes responsables d’institutions anthroposophiques, de refuser de collaborer avec tel ou tel groupe, personne ou institution, dont elles ne reconnaissent pas la valeur de la démarche (la collaboration avec des institutions ou personnes se réclamant de Rudolf Steiner n’a donc pas non plus un caractère obligatoire !).
Ceci crée d’un certain point de vue une situation extrêmement inconfortable tant pour les personnes qui manifestent un véritable intérêt pour l’anthroposophie que pour le public et les institutions extérieurs :
- Le public, les autorités publiques et les institutions extérieures ne disposent pas non plus de points d’appuis institutionnels bien confortables leur permettant de coller aisément des étiquettes «anthroposophiques» ou «non anthroposophiques» sur des personnalités, institutions, pratiques, etc. ce qui est l’usage simpliste habituel.
- Les personnes qui veulent approfondir l’anthroposophie, s’y lier (y compris les membres de la société anthroposophique), ne peuvent pas douillettement s’appuyer sur les positions d’une quelconque autorité, centrale ou non, sur lesquelles il suffirait de s’aligner pour « être dans le vrai ». Seul le travail de recherche, d’observation et de penser individuel (quoiqu’il puisse évidemment aussi se manifester et être stimulé au sein de groupes de travail) constitue le véritable point d’appui pour le développement des facultés de connaissance et de discernement spirituel. Ceci implique un travail d’étude personnel assidu de l’anthroposophie. »
Selon cette façon de penser, la société anthroposophique n’a pas d’opinion et de positionnement propre. Seuls les êtres humains individuels sont appelés à penser et dès lors à former des jugements de connaissance et se positionner en conséquence, soit seuls, soit en commun, mais alors toujours sur base de l’activité cognitive qui trouve son fondement en chaque individualité. C’est d’ailleurs ce discours qui m’a été tenu lors de circonstances auxquelles j’ai été confronté très concrètement autrefois dans ma relation avec la société anthroposophique en Belgique … et avec lequel j’étais tout à fait en accord. C’est aussi le discours que tient par exemple régulièrement la SAF, selon plusieurs témoignages qui m’ont été communiqués, dans diverses affaires.
La SAF prend d’ailleurs plutôt rarement position lorsque l’anthroposophie est traînée dans la boue sur base de propos complètement faux ou farfelus aux conséquences pourtant délétères (tout mensonge porte toujours à conséquence destructrice… c’est bien ce qui est recherché par ses propagateurs, à qui il importe peu de mentir), ce qui se fait tous les jours en France. Elle demeure à ce point tellement muette que le public est en droit de se demander, en l’absence de positionnement, si ce qui est dit à propos de l’anthroposophie et de Rudolf Steiner en langue française sur le web, et qui est faux, ne serait tout de même pas vrai (il n’y a pas de fumée sans feu selon le dicton bien connu, et bien discutable aussi).
Or, comme nous l’avons vu dans l’introduction ci-dessus, nous constatons, à travers un cas concret, qu’il arrive pourtant aussi à la SAF de prendre officiellement position de manière très nette.
Alors, la société anthroposophique (qu’elle soit française ou établie dans un autre pays) peut-elle avoir ou non des opinions et des positionnements qui lui sont propres ? Pourquoi dans certains cas est-il affirmé qu’elle ne peut pas en avoir, « par nature » en quelque sorte, et dans d’autres cas elle en manifeste clairement ?
Des personnes responsables de ces institutions choisiraient-elles (peut-être inconsciemment) tantôt d’argumenter dans un sens ou dans l’autre, selon ce qui les arrange au moment même, ou peut-être selon certaines émotions, telle que la peur, par exemple ? Si oui, l’enjeu serait alors d’amener tous ces processus sous-jacents clairement à la conscience, et de préciser de manière tout à fait transparente comment devraient se prendre les décisions et surtout sur quelles bases.
Formulons notre questionnement encore quelque peu autrement : existe-t-il des situations où il serait important et fructueux que la société anthroposophique prenne clairement position en tant que société anthroposophique, ne serait-ce que pour des raisons juridiques[4], et d’autres situations où il serait au contraire nuisible qu’elle se positionne ?
(Faudrait-il même aller jusqu’à considérer que la société anthroposophique ne devrait jamais, au grand jamais prendre la moindre position ? Toutes ces questions constituent aussi indirectement une invitation à (re)clarifier une fois encore le sens de l’existence de la SA, les buts qu’elle poursuit, son organisation… ainsi peut-être aussi une invitation à envisager la création d’organisations aptes à défendre activement l’anthroposophie à un niveau exotérique et public (si la SA ne le fait pas) ainsi que trouver des sources de financement pour ce faire. Ce qui fait beaucoup de questions et d’enjeux, j’en conviens !).
À ce stade je ne puis pas déjà proposer de pistes de réponses. Il me semble que chercher ces réponses et surtout les approfondir méthodiquement et de manière nuancée, est une tâche de grande importance actuellement, non seulement à l’échelle de la société anthroposophique (échelle qui est au demeurant particulièrement modeste), mais aussi au niveau sociétal.
En effet, au-delà du cas particulier de la société anthroposophique, au sein de toute institution, quelle que soit sa forme, il est compréhensible que des prises de position et des communications soient nécessaires, parfois même tous les jours, et qu’en même temps il y ait nécessité d’une abstention radicale de toute prise de position sur telle ou telle question. Dans un cas comme dans l’autre, l’existence-même d’une institution peut être mise en jeu (par exemple si elle s’abstient de s’exprimer sur certains sujets, ou si au contraire elle s’exprime de manière inadéquate). Les institutions, les entreprises, etc. sont susceptibles de perdre des membres, des clients, des sources de financement, de la crédibilité, etc. Il en est de même à un niveau individuel : s’exprimer ou au contraire s’interdire de le faire (c’est le plus souvent le premier cas qui se présente dans la réalité) peut par exemple amener à une perte d’emploi (et même conduire tout droit en prison, par exemple en Chine).
Quid donc de la société anthroposophique : peut-elle avoir des opinions et des positionnements qui lui sont propres, ou non ? Et si c’est oui, à quel niveau, décidés par qui et comment ?
Le débat est ouvert.
Mieux encore : une recherche active de réponses est à mener, à mon sens.
[1] Société anthroposophique en France (2022), Covid-19, vaccins et rigueur scientifique de l'anthroposophie, https://www.anthroposophie.fr/blog/covid-19-vaccins-et-rigueur-scientifique-de-lanthroposophie?rq=vaccins
[2] Von Schoen-Angerer, Tido, Breitkreuz, Thomas, Girke Matthias, Soldner Georg (2022), Manque de méthodologie scientifique, https://goetheanum.ch/fr/nouvelles/manque-de-méthodologie-scientifique
[3] Lejoly, Stéphane (2014), À Namur, une école pratiquant la pédagogie Steiner déclare ne pas adhérer à la philosophie de Steiner : canular, arnaque ou malentendu ?, https://www.soi-esprit.info/blog/17-namur-version-complete (voir ici pour le passage précis en question).
[4] Voir par exemple les faits que je relate dans la note n°14 de l'article mentionné ci-dessus : la Société anthroposophique en Belgique fut amenée à ester en justice à l’encontre de la Communauté française (actuellement dénommée Communauté Wallonie-Bruxelles ; il s’agit d’une institution politique disposant de son propre Parlement et Gouvernement, qui régit notamment le secteur de l’enseignement, de la culture, des arts, etc. en Belgique francophone) lorsque cette dernière publia une brochure répandant un bobard construit de toute pièce par un journaliste et un médecin. Qui d’autre que la Société anthroposophique était le mieux placé pour mener l’action en justice subséquente, dans ce cas particulier, et dès lors se positionner ?
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