Au sujet des projections de Christian Clement sur l’investigation de l’esprit chez Rudolf Steiner
Iris Henningfeld
Publié dans Die Drei 2/2023
Traduction : Daniel Kmiecik
Source : Les traductions de Daniel Kmiecik − www.triarticulation.fr/AtelierTrad
NDLR : Dans le titre original de l'article, on ne trouve pas la mention « Le texte devrait être jugé sur ses propres bases et non de l'extérieur au moyen d'un mode d'accès qui lui est étranger ». C'est nous qui l'avons ajoutée. De même, on n'y trouve pas la mention « Les projections de Christian Clement sur l’investigation de l’esprit chez Rudolf Steiner ». Note 2 de la rédaction : l’article ci-dessous d'Iris Henningfeld concerne un ouvrage qui fait l’objet de controverses et d’impacts particulièrement importants, non sans raisons, au sein du mouvement anthroposophique. Il porte aussi sur des formes d’incompréhension profondes de certains aspects essentiels de l’anthroposophie. Ceci est bizarrement encore très peu connu en francophonie. L’ouvrage dont il est question est la SKA : « Rudolf Steiner. Schriften. Kritische Ausgabe ». Cette SKA, édition critique des écrits de Rudolf Steiner, est publiée par frommann-holzboog Verlag et commentée par Christian Clement[1]. La SKA comprend en 2022 8 volumes. 8 autres volumes sont en préparation. La distribution s'effectue en coopération avec la maison d'édition Rudolf Steiner Verlag située à Dornach. Cette « édition critique » fait donc à la fois l’objet de maints soutiens de la part d’anthroposophes qui y voient notamment la base en vue d’un examen scientifique-académique de l'anthroposophie, et de critiques sévères (ainsi que nombre de démissions de la Société anthroposophique…). Sur Soi-esprit.info nous avons déjà publié un article de Frank Linde qui montre que des aspects grossièrement réducteurs de commentaires rédigé par Christian Clement dans la SKA : Imagination et hallucination. |
Au sujet de Rudolf Steiner : Biographies intellectuelles (SKA 3)*
*Rudolf Steiner: Intellektuelle Biographien«, Schriften, Kritische Ausgabe (SKA) Band 3, hrsg., eingeleitet und kommentiert von Christian Clement, mit einem Vorwort von Ansgar Martins ['Biographies intellectuelles', Édition critique des écrits (SKA) tome 3, éditée, introduite et commentée par Christian Clement, avec une préface d'Ansgar Martins], frommann-holzboogVerlag, Stuttgart-Bad Cannstatt 2019, 487 Abb., 108 €.
Le volume 3 de l'édition critique des écrits de Rudolf Steiner (SKA [Steiner Kritische Ausgabe]), intitulé Biographies intellectuelles, présente trois textes de jeunesse de l'auteur : Friedrich Nietzsche. Un combattant contre son temps (1895), La vision du monde de Goethe (1897) et Haeckel et ses adversaires (1900). Le volume a été publié en 2019 à l'occasion du 270ème anniversaire de Goethe. La même année, on a célébré le 175ème anniversaire de Friedrich Nietzsche et le centenaire de la mort d'Ernst Haeckel.
Le texte de l'écrit de Nietzsche est basé sur la première édition du livre de 1895, tandis que l'écrit de Goethe est basé sur le texte de la troisième édition de 1921. Les deux ouvrages avaient été publiés par la maison d'édition Emil Felber à Berlin. Le texte de base de Haeckel et ses adversaires est la première édition du livre de 1900. Auparavant, le texte avait déjà été publié en 1899, dans Die Gesellschaft, une revue littéraire munichoise renommée à l'époque, dans laquelle le jeune Thomas Mann avait également fait paraître son premier roman.
Dans ces écrits, Rudolf Steiner se penche sur l'art du penser pratiqué par ces trois penseurs qui ont joué un rôle essentiel dans le développement de sa propre pensée tout au long de sa vie : le philosophe Friedrich Nietzsche (1844-1900), le poète et naturaliste Johann Wolfgang Goethe (1749-1832) et le naturaliste Ernst Haeckel (1834-1919). Les déclarations de Steiner dans son autobiographie sont révélatrices non seulement de l'importance personnelle qu'il accorde aux penseurs cités dans sa biographie Mon chemin de vie (1925), mais aussi de l'importance qu'ils ont aussi pour l'humanité toute entière.
Nietzsche et Haeckel étaient pour lui, selon ses propres termes, d'une part, les représentants les plus importants et les plus tragiques d'une époque où le matérialisme atteignait son apogée, surtout dans les sciences naturelles. En même temps, d'autre part, ils vivaient inconsciemment dans leur for intérieur comment l'esprit luttait alors en eux pour avoir un rapport au monde conforme à l'époque ainsi que pour une compréhension de leurs propres pensées conforme à l'esprit. C'est ainsi que le philosophe Steiner décrivit rétrospectivement le philosophe Nietzsche dans son autobiographie comme une « personnalité qui ne « clairvoyait » pas directement l'esprit, mais dans laquelle le penser luttait inconsciemment contre les idées de son époque »[1]. Bien que le penser de Nietzsche fût totalement opposé au sien, c'est justement pour cette raison qu'il a pu « l'admirer sans reste »[2]
Le naturaliste Ernst Haeckel était une personnalité, selon Steiner dans Mein Lebensgang, qui était entièrement polarisée sur la vision sensorielle, mais qui ne pouvait pas se plonger dans le penser ne pouvant pas se plonger dans une vision spirituelle intuitive immédiate. Rudolf Steiner le caractérise ainsi : « Il s'est absorbé dans la vision sensorielle. Là où il devait commencer à penser, il cessa de déployer l'activité de son âme et préféra retenir les choses vues en se contentant de fixer ce qu'il voyait de ses yeux physiques par le pinceau »[3]. Haeckel défendait avec conviction la doctrine de l'évolution de Darwin contre les autorités de l'Église et des universités, et c'est pourquoi il fut considéré, non sans raison, comme le « Darwin allemand ». Rudolf Steiner a déclaré qu'il pouvait, lui, non seulement lire des lois mécaniques ou organiques dans la série de développement des êtres vivants de Haeckel, mais qu'il la comprenait encore comme quelque chose dans lequel l'action de l'esprit lui-même agissait et se manifestait[4]. Haeckel n'est pas parvenu à cette compréhension de l'esprit agissant activement au sein de la série de développement des êtres vivants, mais s'est arrêté à la vision des sens. Selon Steiner, lorsqu'il formulait ou jugeait ses idées sur la nature, un certain « fanatisme »[5] s'avivait alors dans ces idées.
Goethe, en revanche, était considéré par Steiner comme le père d'une science de la nature conforme à l'esprit de l'époque ainsi que comme la source d'une vaste conception du monde conforme à celui-ci. Lequel laisse vivre librement en son âme ses idées sur la nature et peut, à partir de là - comme Steiner le dit rétrospectivement dans l'épilogue de sa Goethes Weltanschauung de 1918 - parvenir à des connaissances sur le monde spirituel dans certaines conditions de son propre développement (cf. p. 137 et suivantes). Avec la conception du monde de Goethe telle qu'elle a été révélée par la confrontation de Steiner avec ses écrits sur les sciences naturelles, les doctrines de développement de Darwin et de Haeckel pourraient connaître une « spiritualisation », et donc former un monisme scientifique. On obtiendrait ainsi le « point de départ d'un approfondissement spirituel dans les mystères du monde »[6].
Comme pour les éditions précédentes de la SKA, l'introduction avec des explications sur l'histoire du texte ainsi qu'un commentaire détaillé des passages ont été rédigés par l'éditeur Christian Clement. La préface de ce volume a été rédigée par Ansgar Martins. L'avantage d'une édition critique ne fait aucun doute : en tant que modèle « de citation », celle-ci rend transparents pour le lecteur les ajouts ultérieurs ou autres modifications apportées par Steiner à ses propres textes, en mettant les parties de texte correspondantes en italique ou en les marquant différemment et en les expliquant plus en détail dans les notes. Ce type d'édition critique permet au lecteur de suivre la genèse des textes de Rudolf Steiner. De même, par la nature et le moment de certaines modifications, on peut voir de quelle manière Steiner, par exemple, répond aux critiques extérieures de ses textes par rapport aux malentendus qu'ils ont suscités. Ainsi la SKA complète les ouvrages de Steiner et les ouvrages publiés par les éditions Rudolf Steiner. Elle pourrait donc constituer une base pour la recherche universitaire.
Interprétation par une projection ?
Dans quelle mesure trouve-t-on dans une édition d'œuvres extensives des interprétations et thèses qui appartiennent à l'éditeur et ses collaborateurs, comme le montre l'introduction et la préface de la SKA 3, ainsi que dans les ouvrages déjà parus, voilà ce qui est discutable ! Car le but d'une édition scientifique n'est pas d'étayer le texte avec ses propres interprétations. L'objectif est plutôt de présenter l'auteur, de la manière la plus impartiale possible, à un public intéressé et de le laisser parler d'abord pour lui-même[i] et ensuite de remettre le texte à la disposition d'une éventuelle interprétation ultérieure. Dans ce cas, les interprétations et les thèses propres à l'éditeur et aux articles de recherches et monographies des auteurs, doivent donc adopter une certaine réserve. En revanche, dans l'introduction à la SKA, l'éditeur se place lui-même au centre de l'attention avec ses propres idées et thèses parfois provocantes sur les textes de Rudolf Steiner. Il en va de même pour l'auteur de la préface. Par un tel procédé, l'accès à l'œuvre proprement dite de Rudolf Steiner en est rendu plus difficile, voire impossible. Or, le standard scientifique veut que l'on fasse une distinction précise et explicite entre sa propre interprétation et - dans ce cas - les pensées et les aspirations de Steiner, en indiquant clairement le caractère hypothétique de ses propres interprétations en tant qu'éditeur et auteur. Ce guidage transparent du lecteur dans la SKA 3 fait cependant défaut à certains endroits décisifs.
Voilà que l'éditeur classe les écrits de Steiner dans la catégorie de texte « biographies intellectuelles ». Or ce classement est ambigu et a tendance à susciter de fausses attentes. En effet, il ne s'agit en aucun cas de présentations par Steiner de l'histoire de la vie d'une personnalité ; de plus, ni son mode d'accès ni son sujet ne sont justement « intellectuels » au sens commun du terme. Il s'agit plutôt de trois textes de sciences humaines qui exigent une lecture objective appropriée.
Dans son article Der Egoismus in der Philosophie de 1899 - l'année de la première parution de ses essais sur Haeckel - Steiner met en évidence de manière exemplaire une particularité continue de l'histoire de l'esprit occidental qui remonte de Nietzsche à Thalès[7]. Le point commun de toutes les religions, philosophies et visions du monde qui ont existé jusqu'à présent, réside dans l'autosatisfaction, dans une auto-illusion caractéristique de l'être humain : l'intérieur de soi-même reste inconscient et se voit considéré à tort comme extérieur ; cet intérieur est jeté en projection sur l'extérieur. Les différents penseurs donneraient des noms aussi différents que Dieu, volonté divine, l'indéterminé, monde des idées, entéléchie, loi, l'inconscient, etc.[8] Ce qui leur manquait, en bref, c'est la conscience et la connaissance de soi, qui devraient aller de pair avec une véritable perception de la jé-ité[ii].
Dans sa préface, Ansgar Martins souligne, à juste titre, que Steiner avait mis en évidence les dangers épistémologiques de ce type de tromperie de l'être humain sur son « essence spirituelle vraie ». Selon Martins, les projections analysées par Steiner remonteraient aux « conditions cognitives perturbées » (SKA 3 p. XXVII). Une voie possible pour la formation cognitive indispensable pour surmonter ce type d'auto-illusion, Rudolf Steiner l'avait - à mon avis - proposée avant la publication des ouvrages sur Nietzsche, Goethe et Haeckel dans le chapitre III de son écrit Philosophie de la liberté (1894) et désignée, en langage philosophique, sous l'expression d'auto-observation du penser[9]. Dans ce contexte, il est surprenant que Clement attribuât à nouveau à Steiner lui-même, quelques pages plus loin, sa thèse de la projection qu'il avait déjà introduite dans l'introduction de SKA 5, avec les écrits de Steiner sur la mystique et qu'il a poursuivie dans tous les volumes suivants. La formule de Clément pour l'approche de Steiner avait alors bel et bien la teneur « d'une interprétation par projection de soi »[10].
Selon Clement, Rudolf Steiner eût succombé dans ses écrits au même procédé de projection qu'il avait implicitement mis en lumière auparavant dans la Philosophie de la liberté, et explicitement dans l'essai précité sur l'individualisme. Ainsi, Clement lui attribue un « rapport enthousiaste » et « même référentiel » (p. XL) non seulement avec l'esprit des auteurs traités, Nietzsche, Goethe et Haeckel. Il lui reconnaît en outre un « rapport égocentrique et auto-projectif (p. XLII) avec toute l'histoire de la pensée occidentale, y compris le mysticisme antique, la gnose, etc. » Selon Clement, Rudolf Steiner, dans sa confrontation avec Nietzsche, Goethe et Haeckel ou d'autres penseurs de l'histoire de la pensée, lût ses propres idées dans l'autre personnalité et les mît en œuvre à l'instar d'une surface de projection : Steiner essayât « de nous faire comprendre ce qui serait propre à ces personnalités en nous les présentant dans le miroir de son propre monde d'idées ». (P. XXXIX).
Réduction au minimum subjectif
En clair, cela signifie que chaque fois que Steiner parle d'un autre penseur ou d'une autre manière de penser, il ne fait, en fait, que s'exprimer sur lui-même, il dévoile, sans le vouloir, sa propre intériorité - et ce, inconsciemment et sans le révéler au lecteur. Qu'est-ce qui pourrait motiver l'interprétation de Clément ? Une réponse possible est la suivante : si le prétendu procédé de projection chez Steiner était découvert et reconnu comme une interprétation cohérente de l'ensemble de son mode de pensée, la pensée de Steiner pourrait être pour ainsi dire dés-idéologisée et, en même temps, arrachée à son « commentaire intra-anthroposophique »[11]. On comprend dès lors pourquoi Martins plaide lui aussi expressément pour que les écrits disponibles soient soumis à des « analyses critiques de l'idéologie » (p. XXXIII). Si les fondements subjectifs (psychologiques) de la pensée de Steiner étaient ainsi mis à jour, le contenu de vérité de ses pensées et de ses idées pourrait être réduit à un minimum subjectif, si l'on poursuit ce raisonnement de manière conséquente.
Si ce qui est affirmé ici était vrai : Quelle est la valeur d'un intérêt sérieux pour la connaissance (y compris de la part de la recherche académique) pourrait-on encore accorder à un solipsisme radical - tel que Clement l'a décrit - aux écrits de Rudolf Steiner dans ce cas ?
La thèse de la projection s'avère être un contresens. Comme tout psychologisme elle est ici une variante du scepticisme -, elle pourrait être réfutée par une simple objection. L'affirmation selon laquelle les idées et les pensées présentes dans les textes de Steiner sont en fait des projections de ce dernier serait elle-même une projection : Clement aurait dans ce cas lu ses propres idées et son propre procédé cognitif dans Steiner. Le reproche de projection conduirait dans ce cas à une recours infini et empêcherait constamment de se confronter aux véritables idées et pensées d'une œuvre.
Quelle voie pourrait-on emprunter pour sortir de ces malentendus dans l'approche de l'œuvre de l'œuvre de Steiner ? Quelle approche scientifique pourrait-on avoir de ses textes et à quoi ressemblerait-elle ? Laissons dans ce qui suit la parole à Rudolf Steiner, lui-même, dans ses écrits sur Nietzsche, Goethe et Haeckel.
Le titre Friedrich Nietzsche. Ein Kämpfer gegen seiner Zeit [Un combattant contre son temps] fait allusion, comme le note à juste titre la partie commentaire du volume dont il est question ici (cf. p. 293), à une citation de Nietzsche lui-même, tirée de son œuvre Considérations intempestives (1873-1876). Dans la deuxième : De l'utilité et de l'inconvénient de l'histoire pour la vie, on peut lire en effet : « Et si vous exigez des biographies, ce n'est pas celles qui ont pour refrain « M. Untel et son temps », mais celles dont la page de garde porte la mention : « M. Untel dût être un combattant contre son temps. »[12] Ainsi, Rudolf Steiner reprend donc dans son titre un mot d'ordre de Nietzsche lui-même. Cette démarche est exemplaire. Il s'engage ainsi à comprendre le philosophe Nietzsche comme celui-ci voulait se comprendre lui-même. Dans la préface du livre sur Nietzsche de 1895, Steiner décrit sa relation avec le philosophe comme une sorte de parenté d'esprit. En lui, dit Steiner, avant de faire connaissance avec Nietzsche et son œuvre, seraient déjà présentes des idées qui ressemblaient aux siennes. Les idées de Nietzsche étaient « semblables aux siennes » (p. 9). Indépendamment de celles-ci et par un autre chemin que lui « Nietzsche serait parvenu à des manières de voir qui seraient en accord avec ce qu'il a formulé dans ses écrits » (ibid.). Ce lien intellectuel préalable aurait été une des principales raisons pour lesquelles il eût voulu donner « une image de la vie imaginative et sensible Nietzsche » (ibid.).
Appropriation créatrice
Steiner aborde Nietzsche sous trois angles. Ceux-ci constituent en même temps les titres des trois parties principales du livre : 1. il jette un regard sur son « caractère », 2. il examine le sens et la teneur du concept du « surhomme » et 3. Steiner se consacre au « parcours du développement de Nietzsche ». C'est dans l'œuvre annoncée mais jamais achevée de ce dernier, La volonté de puissance, que ses pensées eussent trouvé leur expression la plus marquante. Steiner les résume en ces termes : « Seul l'homme est totalement libre qui peut aussi produire des pensées menant à l'action » (S. 64). Le point commun avec une idée centrale de sa Philosophie de la liberté publiée précédemment est évident. L'idée de base est, en bref : L'homme qui veut être libre est en même temps un homme moralement créatif - mais seulement dans la mesure où il a développé la capacité d'une « imagination morale »[13]. Steiner reprend le concept de « l'imagination morale » dans son écrit sur Nietzsche et le décrit, en parallèle avec la Philosophie de la liberté, comme la « faculté de créer des ressorts purement spirituels de l'action » (p. 64). Nietzsche n'est toutefois pas allé jusqu'à cette idée. Mais elle dût nécessairement être développée à partir de sa vision du monde, si elle eût été poursuivie de manière conséquente (cf. p. 64).
Dans la préface à la première édition de la Conception du monde de Goethe, Steiner caractérise tout d'abord son rapport intérieur à l'objet de la présentation : « Toute contradiction qui était en moi contre la manière de voir de Goethe, je l'ai mobilisée. J'ai fait appel à elle, en effet, pour préserver ma propre individualité face à la puissance de cette personnalité unique et insigne » (S. 97). Alors que Clement postule que Rudolf Steiner a lu dans Goethe ses idées préexistantes, ce dernier a, selon ses propres dires, « acquis par la méditation » de nombreuses pensées personnelles lors de sa confrontation avec Goethe (ibid.). C'est précisément dans cette lutte qu'elles se sont cristallisées. Il a en même temps découvert les éléments de la vision du monde de Goethe qui - selon Steiner - lui [= Goethe, s'entend ici, ndt] étaient restés cachés : « Et plus je développais ma propre vision du monde, acquise par moi-même, plus je croyais comprendre Goethe » (ibid.).
Penser en communion avec ou pré-méditer ?
Ce processus d'appropriation créatrice, tel que Steiner le pratiquait, pourrait s'expliquer phénoménologiquement de la manière suivante : Un penseur se confronte à un type d'esprit étranger en mettant entre parenthèses ou en « gommant », pour ainsi dire, ses propres représentations, préjugés et sa propre pensée, le temps nécessaire à la rencontre spirituelle. La pensée étrangère est saisie de telle sorte qu'elle est vécue et regardée comme la sienne propre et avec la même évidence. Il n'est donc pas question de « projections » pour Steiner, mais d'intuitions au sens authentique de la science de l'esprit. L'objectif de Steiner était de lire « entre les lignes de ses œuvres » quelque chose qui permettrait de « faire la lumière » (ibid.) sur les aspirations inconscientes de Goethe et d'encourager en même temps sa propre activité : « Car ce n'est pas la contemplation, la connaissance, mais la vie même, la propre activité qui est précieuse » (p. 98), explique Steiner.
Rétrospectivement, Rudolf Steiner déclare expressément, dans un ajout de 1918, à l'introduction de La vision du monde de Goethe, qu'il n'avait « jamais eu l'intention de laisser transparaître des éléments de sa propre vision du monde à travers la présentation du mode de représentation de Goethe ».(S. 103). Il défend au contraire le point de vue selon lequel sa propre vision du monde doit uniquement servir à comprendre un autre penseur. Elle fonctionne ainsi en quelque sorte comme un organe de connaissance pour un type d'esprit étranger. Car un penseur est obligé, selon Steiner, « d'utiliser ce que lui donne sa propre vision du monde pour comprendre celle qui lui est décrite ». (p. 103 ; souligné dans l'original).
En prolongeant un penseur sur la base de son style d'esprit qui lui est propre, Rudolf Steiner saisit en même temps l'essence créatrice de la pensée : ce qui dépasse la pensée exprimée elle-même, mais qui, pour diverses raisons - comme les conditions respectives d'une époque - doit encore rester non-dite. Dans cette démarche, il s'agit d'une méthode légitime des sciences humaines qui, dans la mesure où un dialogue avec les sciences universitaires est envisagé, pourrait, par exemple, être médiatisée par l'herméneutique des sciences humaines établies de manière académique. La question habituelle : « Que nous disent aujourd'hui Goethe, Haeckel et Nietzsche ? » pourrait être ainsi développée avec la méthode des sciences humaines de Steiner, telle qu'elle est commentée dans les écrits dont il est question, en demandant : « Comment penseraient Goethe, Haeckel et Nietzsche aujourd'hui, après avoir poursuivi leur penser de manière conséquente et disposé de l'organe de l'auto-observation et la connaissance de soi qu'ils eussent développés » ?
On pourrait alors objecter, à juste titre, que l'auteur lui-même ne doit pas avoir le dernier mot et ne doit pas être la norme à laquelle dût s'orienter une interprétation de ses écrits. Chaque déclaration de Steiner devrait donc être examinée de manière critique. Les critères de cet examen devraient, à mon avis, être tirés d'une lecture immanente et critique de l'œuvre de Steiner. Cela signifierait penser avec l'auteur et avec sa propre méthode à lui. Le texte devrait être jugé sur ses propres bases et non de l'extérieur au moyen d'un mode d'accès qui lui est étranger. Une question pourrait servir de fil conducteur : De quelle manière la méthode d'interprétation propre est-elle fondée dans le texte ou l'œuvre de l'auteur lui-même ? La critique serait toujours de mise s'il y avait, par exemple, des contradictions intrinsèques, des présupposés non remis en cause ou des sauts idéels, dans l'argumentation de l'auteur en question.
Mais si, dans la confrontation critique avec un texte de Rudolf Steiner, on ne partage pas dès le départ sa base idéelle et qu'au lieu de cela, des thèses ou des idées personnelles venues de l'extérieur sont imposées à Steiner, ce procédé d'interprétation est comparable à l'occupation illégale d'un pays étranger : Le sol sur lequel repose une pensée lui est ainsi dérobé et celle-ci, [isolée ou « fanée », ndt] est ensuite critiquée. Le contenu de l'idée et de la pensée ne peut plus guère être traité par des mesures de « critique idéologique » ou des arguments psychologiques, mais uniquement avec des idées. Pour cette raison, on ne peut pas non plus parler d'une véritable « opposition », parce qu'on ne peut pas, sur la même base, critiquer de manière pour ainsi dire immanente avec des concepts philosophiques authentiques pour ou « contre » les idées de la science de l'esprit de Rudolf Steiner.
(Texte en surligné jaune : SL)
Notes
Avertissement : les numéros de page ci-dessous font référence aux éditions en langue allemande.
[1] Rudolf Steiner : Mein Lebensgang [Mon chemin de vie], GA 28, Dornach 2000, p.238
[2] À l'endroit cité précédemment, p.238
[3] GA 28, p.220. En outre, Rudolf Steiner décrit la nature double du penser de Haeckel comme suit : « Un homme avec un sens de la nature délicat et rempli d'amour, et là-derrière quelque chose comme une essence d'ombre avec des idées inachevées et non délimitées qui respiraient le fanatisme ». À l'endroit cité précédemment, p. 221.
[4] À l'endroit cité précédemment, p.403
[5] À l'endroit cité précédemment, p.222.
[6] GA 28, p.404.
[7] L'essai a été publié plus tard sous le titre 'L'individualisme dans la philosophie. Un aperçu sur la philosophie occidentale depuis Thales', in : 'Methodische Grundlagen der Anthroposophie (1894- 1901)' (GA 30), Dornach 1989, p. 99-151. {Voir aussi, en complément indispensable pour comprendre ce qui est avancé ici : la traduction française correspondante (RS 1899A.pdf) - ainsi que l'article de présentation de Félix Hau (iffhlO0.pdf) paru dans Info3, parus tout deux lors du centenaire, en 2000 - de ce texte totalement méconnu surtout en France. Ndt
[8] Voir à l'endroit cité précédemment, pp.101 et 107.
[9] Voir Rudolf Steiner : La philosophie de la liberté. Grandes lignes d'une conception moderne du monde. Observations de l'âme selon des méthodes des sciences naturelles (GA 4), Dornach 1995, pp.40 et suiv.
[10] Rudolf Steiner : SKA 5 : Schriften über Mystik, Mysterienwesen und Religionsgeschichte [Écrits sur la mystique, les mystères et l'histoire des religions] édité par C. Clement, Stuttgart- Bad Cannstatt 2013., p.XXXII.
[11] Clement parlait en 2013, dans sa première introduction à un volume de la SKA, d'une « approche sélective et une manière intra-anthroposophique [ou intra-anthroposophilologique.. ndt] de commenter. » qu'il vaille, selon lui, de surmonter. - SKA 5, P. XXV.
[12] Friedrich Nietzsche : Œuvres. Édition critique complète Volume 111.1, éd. par Giorgio Colli & Mazzino Montinari, Berlin & New York 1972, p. 291.
[13] À ce sujet voir GA 4, chapitre XII. pp.191-204.
Notes de la rédaction
[i] Voilà qui est absolument essentiel comme base à toute démarche de recherche sérieuse : d’abord laisser parler un auteur, quel qu’il soit, pour lui-même !
[ii] Jé-ité : ce qui caractérise le « Je » de l’être humain