Bernd Brackmann
Publié dans Die Drei 3/2023
Traduction : Daniel Kmiecik
Source : Les traductions de Daniel Kmiecik − www.triarticulation.fr/AtelierTrad
Note du traducteur : J’ai utilisé ici les termes de « concepts » et de « représentations » indifféremment dans leur « équivalence » discursive, car il n’y avait pas lieu ici de les différencier. Dans le cadre d’une étude cognitive plus profonde, le terme de concept prendrait alors une dimension universelle que la représentation ne peut avoir, puisqu’elle un « concept individualisé » (selon Rudolf Steiner bien entendu. Ndt |
Au centre de cette contribution se trouvent deux conférences tirées du cycle Bausteine einer Erkenntnis des Mysteriums von Golgatha [Éléments constitutifs d'une connaissance du Mystère du Golgotha] (GA 175). Rudolf Steiner a donné ces conférences les 27 février et 6 mars 1917 à Berlin. À la fin de la conférence du 27 février, il parle du cinématographe (ce que nous appelons aujourd’hui un film). Dans ces circonstances, il dit : « Il y a un moyen particulièrement hors de pair de foncer dans le matérialisme, c’est ce qui est à peine remarqué de ce point de vue : le cinématographe. Il n’existe pas de meilleur moyen d’éducation au matérialisme que celui du cinématographe. »[1]
Pour la plupart des auditeurs, cette déclaration fut vraisemblablement à la fois surprenante et incompréhensible. Surtout très rares étaient alors ceux qui étaient un jour entrés dans une salle de cinéma. Steiner expliqua d'ailleurs en détail l'effet qu'il attribuait à l'invention de 1899. Il commença ainsi à caractériser la situation spirituelle qui a mené à ce que l’on pût découvrir une chose telle que le film cinématographique. Le fait que les gens avaient commencé à se forger des concepts, déjà bien avant la naissance du film, y jouait un rôle, car ces concepts ou représentations étaient aveugles à la réalité et avaient exercé un effet enivrant. Steiner voyait la raison de cette évolution du fait que dans les siècles précédents, des représentations s’étaient glissées dans les âmes des êtres humains qui avaient été forgées par la science de la nature. Il cita comme exemple la théorie de Kant-Laplace de la naissance du monde, qui est une impossibilité idéelle. Selon lui, les êtres humains utiliseraient des concepts vides de contenu lorsqu’ils réfléchissent sur la réalité : « Nous rentrons ici de plus en plus profondément dans ce qu’a amené notre époque infiniment triste, si nous continuons à pratiquer cette idolâtrie au sujet des enveloppes et ombres conceptuelles. […] car les êtres humains, dans cette cinquième époque post-atlantéenne, ont soit voulu s’imaginer des concepts enivrants, soit se former des concepts qui les rendent aveugles. »[2]
La conférence du 27 février 1917 est une doléance sur le fait que les contemporains se déclarent satisfaits de concepts avec lesquels la réalité ne peut pas être appréhendée dans sa totalité. Dans la conférence du 6 mars 1917, il parle ensuite en détail sur les concepts aveugles et ceux enivrants. L’inclination à former des concepts fictifs, il l’explique comme suit : « Nous nous évertuons à mettre en tension notre cérébralité, c’est-à-dire notre corps éthérique dans la tête, à nous représenter des choses qui n’ont pas à faire avec la substantialité extérieure et qui n’ont de réalité que dans le monde de l’esprit. Pour celle-ci il faut une contention plus forte que celle nécessaire à la représentation des choses ayant leur réalité dans la substance même du monde. […] Les représentations ordinaires, qui sont reliées aux substances, se pensent en vérité d’elles-mêmes ; celles qui ne le sont pas, on doit « se les penser », au point de se précipiter pour les ressaisir en faisant tout son possible. Et c’est sur cette peur face à cette contention que repose l’aversion vis-à-vis de la science spirituelle. »[3] Et « Du fait qu’on se développe seulement des représentations, des concepts, sous l’influence des conditions extérieures, sous l’influence des impressions extérieures, on devient alors spirituellement aveugles. Or la cécité spirituelle, c’est ce qui caractérise préférentiellement l’époque matérialiste. »[4]
Après cela, Steiner décrit les concepts enivrants : « L’autre manière, par laquelle on peut en arriver au concept, c’est celle où, au lieu de se laisser inciter par l’extérieur, on s’abandonne à présent à l’intérieur, à savoir seulement à ce qui vit dans les émotions, dans les passions, qu’on laisse pour ainsi dire monter dans l’âme. On n’acquiert pas, bien sûr ainsi des concepts fictifs, mais des concepts, des représentations qu’on peut désigner comme enivrantes. Et constamment, les êtres humains du présent, qui professent le matérialisme, oscillent entre concepts fictifs et concepts enivrants. Par des concepts fictifs de tout ce qui arrive par lesquels ils se laissent ainsi mener au travers de la vie, et lorsqu’ils interviennent énergiquement ou s’interposent c’est de la façon la plus maladroite possible ! En cédant aux représentations enivrantes de leurs affects et de leurs passions et en faisant face au monde de sorte qu’ils n’appréhendent pas véritablement les choses, mais les abordent, soit en les aimant ou bien en les haïssant et en jugeant de tout en fonction de leurs antipathies ou de ses sympathies. »[5]
Pour pouvoir en venir à sortir des concepts fictifs, on doit être prêt à s’évertuer au penser. Contre les concepts enivrants, il faut quelque chose d’autre, une éducation de la vie sentimentale : « Lorsque nous nous élevons à ce que nous dit la science spirituelle de ces grandes interdépendances — dont se moque la conception matérialiste du monde — à savoir à ces époques évolutives de l’ancien Saturne, de l’ancien Soleil et de l’ancienne Lune, à notre grande dépendance vis-à-vis de l’univers, lorsqu’on laisse féconder ses sensations morales par les buts élevés de l’humanité, alors on en vient à se débarrasser de ses simples affects qui se promènent au-dessus de tout dans la sympathie et l’antipathie ; mais aussi seulement de ce fait. »[6]
Quels développements y a-t-il maintenant, cent ans plus tard, sur le domaine de la formation conceptuelle ? La distinction pertinente que fait ici Rudolf Steiner est toujours aussi actuelle. Les deux genres de représentations conceptuelles, celles aveugles ou fictives et celles enivrantes, que cela soit affirmé ici, ont encore pris plus de force. Les concepts fictifs émergent désormais avant tout de la numérisation, de l’intelligence artificielle et des algorithmes.
L’humain disparaît
Ce qui est compris aujourd’hui sous un algorithme, que cela soit explicité à l’appui de l’ouvrage Homo Deus : Une histoire de demain de Yuval Noah Harari. Cet auteur caractérise l’« algorithme » comme un concept-clef et il affirme que le 21ème siècle sera dominé par des algorithmes. Il cite en exemple les automates distributeurs de boissons. Il en décrit la manière de fonctionner et poursuit en disant : « Dans les dernières décennies, les biologistes sont parvenus à la conviction que l’homme (Mann) qui appuie sur le bouton et boit le thé est pareillement devenu un algorithme. Sans doute un algorithme un peu plus compliqué que celui du distributeur, mais un algorithme cependant. Les êtres humains sont des algorithmes qui ne produisent pas du thé ou du café, mais plutôt des copies de leur soi (et donc un genre de distributeur automatique qui, lorsqu’on appuie sur le bouton juste, produit un autre automate du même type). Les algorithmes qui contrôlent les distributeurs de boissons fonctionnent à l'aide de transmissions mécaniques et de circuits électriques. Les algorithmes, qui contrôlent les gens fonctionnent par des transmissions sensorielles des émotions et des pensées. Et la même sorte d’algorithme contrôlent des porcs, des babouins, des morts-vivants et des poulets. »[7] [i]
On affirme donc ici que l’on peut comprendre l’être humain à l’instar des mêmes concepts au moyen desquels on conçoit un distributeur automatique. Avec cela, tout ce qui fait de l'homme un être humain est amené à disparaître. L'attrait de ce mode de pensée réside dans le fait qu'il permet de ne penser à une personne qu'en termes de choses matérielles. Les pensées qui ont un contenu spirituel sont contraignantes, et les gens ont tendance à éviter de telles contraintes.
Il y a donc présentement des parallèles à la situation décrite par Steiner en 1917 — mais aussi des différences remarquables. L’exemple de Steiner d’un concept fictif était encore celui de la représentation de la naissance du monde développée par Immanuel Kant et Pierre-Simon Laplace. Le passage cité des algorithmes se rapproche beaucoup plus de l’humain et engendre l’impression qu’il n’y aurait rien en lui qui ne fût rendu compréhensible à l’appui des lois naturelles. L’âme et l’esprit ne se présentent plus guère. Ils sont superflus. « L'idolâtrie vis-à-vis des concepts et des ombres conceptuelles » dont se plaint Steiner s'en trouve encore intensifiée.
« L’intelligence artificielle », comme on l’appelle, qui joue un grand rôle à notre époque, contribue aussi à cette intensification. L’impression surgit qu’un progrès futur en dépendît. Pour l’application de l’intelligence artificielle, on cite souvent les exemples suivants : les automobiles sans conducteur ; la compatibilité ; la déclaration fiscale ; la sélection de candidats pour un poste de collaborateur indépendant. On parle aussi de « l’industrie 4.0 » et on pense avec cela à une production de biens en réseau, se gérant automatiquement par l’intelligence artificielle.
Il s’agit de tâches qui ne pouvaient être menées à bien jusqu’à présent que par un être humain ; et certes les gens étaient indispensables pour cela, parce qu’ils pouvaient penser. Lorsque des automobiles sont dirigées par des ordinateurs, cela conduit de nombreuses personnes à avoir l’impression que des machines pussent aussi penser. Cette conception est le résultat d’une paresse du penser et encourage en revanche la conception que l’être humain ne serait qu’une machine biologique. On oublie que ce sont des personnes qui, au cours des dernières décennies, ont appris à « placer » leurs pensées dans des machines, où elles peuvent ensuite agir dans des situations définies à l'aide de l'électricité. Si la conduite sans chauffeur est un jour possible, cela signifie que d'innombrables personnes ont réfléchi pendant de nombreuses années à la manière dont une telle voiture dût être construite.
La représentation qu’une machine pourrait penser est aussi fausse ; or, elle n’est pas sans conséquence, car elle encourage la représentation que l’être humain aussi serait quelque peu une machine[ii]. Et celle-ci à son tour, mène à la représentation que l’être humain lui-même, en cas de « perturbation » ne peut pas s’aider, mais doit être « réparé » de l’extérieur. Et si, au bout d'un certain temps, l'automate est susceptible d'être réparé et n'est plus à la mode, il est alors mis au rebut.
L'ivresse des médias
Cette idée d'être une sorte d'automate mis en marche par des algorithmes n'a pas vraiment pour effet de clarifier l'humeur. La peur et l'incertitude se répandent dans l'âme. Parce que cet état n’est pas désagréable, on cherche des moyens de le recouvrir et de le camoufler. Or c'est là que l'ivresse s’avère utile. Elle peut être appelée par l’alcool et aussi par des expériences violentes qui submergent tellement l’âme que tout le reste, comme la crainte et les soucis, en sont refoulés. Rudolf Steiner n’a certes pas donné d’exemples de concepts enivrants, mais il décrit comment ils agissent et quelles fonctions ils ont. Les notions d'ivresse se forment à partir d'expériences qui surgissent de l'intérieur de l'âme, mais sans être particulièrement différenciées. Ce sont les affects qui dominent, oscillant entre les pôles de la sympathie et de l'antipathie.
En comparaison de 1917, une intensification a aussi eu lieu dans ce domaine à notre époque. Rudolf Steiner parlait de concepts enivrants dans le contexte du cinématographe. Or, à l’époque, pendant la première Guerre mondiale, il n’y avait guère encore de salles de cinéma. Elles passaient des films muets accompagnés d’un pianiste. Ce n’est qu’après la première Guerre mondiale que le film se développa en un médium de masse influent. Le film muet fut bientôt remplacé par le film sonorisé, et après la seconde guerre mondiale, le film en couleurs s’imposa. Parallèlement, la télévision a commencé à triompher. Au début, l'Allemagne (de l'Ouest) ne disposait que des chaînes publiques, dont l'offre se limitait à quelques heures de la journée. Aujourd'hui, il existe d'innombrables chaînes qui proposent 24 heures sur 24 des programmes d'une telle diversité que chacun a la possibilité de choisir exactement ce qui lui convient 24 heures sur 24.
Si l’on ajoute à la télévision le reste des médias, alors il en résulte que la population allemande, à partir de l’âge de 14 ans, passe en moyenne quotidiennement quelques 9,5 heures sur les diverses offres médiatiques. Depuis quelques temps, le fait concret que plusieurs médias sont consultés simultanément joue un rôle particulier. Une telle consultation des médias en parallèle dure quotidiennement quelques 80 minutes. Chez les adolescents elle se monte à deux heures. On parle ici d’une « condensation » de l’utilisation médiatique.[8]
Pour évaluer l'impact des médias, il est important de tenir compte des écarts par rapport aux chiffres moyens. Il est évident qu'il y a des décalages au sein des différentes tranches d'âge. Pendant des décennies, la durée d'utilisation a augmenté avec l'âge. On expliquait cela par le fait que les personnes âgées avaient plus de temps libre et moins d'obligations. Mais entre-temps, « la cohorte la plus jeune actuellement, née dans la décennie 2000 (« génération Z »), présente la durée d'utilisation brute des médias la plus élevée de toutes les cohortes d'âge, notamment en raison d'une utilisation parallèle extensive des applications Internet. Les jeunes d'autrefois consacraient en revanche moins de temps par jour aux médias que les groupes d'âge plus âgés. »[9] Et de poursuivre : « Indépendamment du fait que l'on utilise finalement la vidéo, l'audio ou le texte, les contenus médiatiques sont actuellement le plus grand vecteur d'utilisation d'Internet. Ainsi, c'est justement chez les plus jeunes que l'utilisation globale des médias se développe grâce à la numérisation. Si la cohorte la plus jeune des personnes nées entre 2000 et 2009 passe environ cinq heures par jour sur des contenus médiatiques et sur Internet, cela représente également une opportunité pour les fournisseurs de médias traditionnels. Avec des appareils qui permettent d'utiliser n'importe quel contenu à n'importe quel moment et n'importe où, il n'y a jamais eu autant de chances d'atteindre la jeune génération avec des contenus sur mesure. Les prochaines études au long terme permettront aux fournisseurs de participer à l'augmentation du budget médias.»[10]
La manière et la durée de l’utilisation des médias font que sur plusieurs heures de la journée, une attention concentrée et dirigée par la jé-ité[iii] n’est plus possible. Le flot d’images relâche en premier lieu les sentiments qui montent dans l’âme et y deviennent des représentations enivrantes. Il suffit de se rappeler les images diffusées par les médias lors de la coupe du monde de football au Qatar. Les représentations enivrantes complètent les représentations fictives qui se sont répandues dans le contexte de la numérisation et de l’intelligence artificielle. Les deux sortes de concepts ou de représentations entravent de nombreux êtres humains à saisir les possibilités qui se sont ouvertes, lorsqu’en 1899, s’acheva l’âge sombre, car depuis un accès concret au monde spirituel est devenu dès lors possible avec l’anthroposophie. La frousse à l’égard des contenus spirituels, et avec cela à l’égard de l’anthroposophie, perdure.
Die Drei 3/2023.
(Traduction Daniel Kmiecik)
Notes
[1] Rudolf Steiner : Bausteine zu einer Erkenntbis des Mysteriums von Golgatha. Kosmische und menschliche Metamorphose [Éléments pour une reconnaissance du mystère du Golgotha. Métamorphose cosmique et humaine] (GA 175), Dornach 1996, pp.90 et suiv.
[2] Ibid., pp.84 et suiv.
[3] À l’endroit cité précédemment, pp.105et suiv.
[4] À l’endroit cité précédemment, p.107.
[5] À l’endroit cité précédemment, p.108.
[6] Ibid.
[7] Yuval Noah Harari : Homo Deus : Une histoire de demain, Munich 2017, p.135.
[8] Voir Andrea Egger, Karin Gattringer & Thomas Kupferschmitt : Generationenprofile der Medinnutzung im digitalen Umbruch [Profils générationnels de l'utilisation des médias dans le bouleversement numérique], dans : Media Perspektiven 5/2021, pp.272-274..
[9] À l’endroit cité précédemment, p.272.
[10] À l’endroit cité précédemment, pp.290 et suiv.
Notes de la rédaction (Stéphane Lejoly)
[i] Coup de gueule de la rédaction : J’ai été engagé en 1988 dans un contrat de recherche scientifique financé par un programme national belge visant à impulser la recherche dans le domaine de l’intelligence artificielle. C’était mon premier contrat de travail en 1988. Ma formation universitaire était dans le domaine de la psychologie expérimentale et la psychologie sociale. La psychologie cognitive était en plein essor depuis quelques années déjà. J’avais aussi appris en autodidacte à programmer des ordinateurs ainsi qu’à réaliser des circuits imprimés insérés dans des ordinateurs pour contrôler des expériences de laboratoire. Ma formation et mes compétences étaient donc « à cheval » à la fois dans le domaine technique (électronique-informatique ; donc plutôt un volet sciences appliquées) et dans le domaine de la psychologie universitaire. Pendant 15 ans j’aurais écrit plusieurs dizaines de milliers de lignes de programme informatique. Bref, j’ai une idée tant théorique que pratique de ce qu’est un « algorithme », ainsi qu’une idée des théories en cours relatives au psychisme humain (y compris aussi des notions de biologie et de physiologie et bien sûr de neuropsychologie), lesquelles faisaient aussi partie de notre formation.
J’écris cela juste pour donner le contexte de ce que je vais écrire maintenant : comment se fait-il que les écrits d’un absolu dilettante comme Yuval Noah Harari, dont les idées sont d’une stupidité absolument stupéfiante (y compris sa vision de l’évolution… je ne prends pas le temps de développer ici) rencontrent un tel succès planétaire ? Cela demeure encore et toujours mystérieux pour moi, simplement incompréhensible. Il suffit de lire simplement quelques-uns de ses propos, pour avoir le sentiment d’avoir à faire à une pensée quasi délirante, dans le sens psychiatrique du terme (j’ai aussi travaillé en milieu psychiatrique…).
Mais bon, il y a des tas de personnalités, aux propos stupides et délirants qui remplissent des stades entiers me dira-t-on… ! Comment les êtres humains en arrivent-ils à une telle absence de pensée, à une telle inculture prononcée aussi ? Cela demeure toujours une question chez moi. À comprendre ce qu’en dit l’auteur de cet article, il faut s’attendre dans les années à venir, à une diminution toujours plus grande de l’action dirigée par le « je », donc à une diminution plus forte encore de l’activité pensante. Bref, l'idée que l'être humain se réduit à un animal-machine pourrait alors ne plus seulement être une théorie, mais bien devenir réalité ! Ce serait pire que dans le pire des cauchemars.
[ii] C’est exactement ce qui m’est apparu pendant l’été 1989, alors que j’assistais à Neuchâtel pendant une université d’été portant sur l’intelligence artificielle à la présentation d’une recherche portant sur l’apprentissage de la parole par essais-erreurs par un système informatique (basé sur des « réseaux neuronaux artificiels »). C’est ce type de méthodologie « connexionniste » qui est maintenant mise en œuvre dans tous les systèmes d’intelligence artificielle, par exemple Chat GPT. Le danger suivant m’apparaissait : les performances de ce système informatique sont tellement époustouflantes et elles s’approchent tellement de ce que fait extérieurement l’être humain, que les humains sombreront dans l’illusion de croire que c’est donc ainsi que « fonctionne » aussi l’être humain ; que l’on a ainsi percé à jour ce qu’est l’intelligence et la cognition humaine, notamment les processus neuronaux dans le cerveau. Ce qui donnerait donc l’image suivante : fondamentalement, l’être humain est un animal-machine extrêmement évolué… mais que cela en définitive. En ce temps je ne connaissais pas déjà l’anthroposophie.
À la différence de ce qu’exprime l’auteur du présent article, avec ce type de technologie on ne peut peut-être pas tout à fait affirmer ceci : « On oublie que ce sont des personnes qui, au cours des dernières décennies, ont appris à « placer » leurs pensées dans des machines, où elles peuvent ensuite agir dans des situations définies à l'aide de l'électricité ». En effet, alors qu’avant l’avènement du connexionnisme en intelligence artificielle (ou si vous préférez des réseaux neuronaux artificiels) il fallait en effet que l’ingénieur conceptualise et ensuite rédige des règles et des algorithmes pour que la machine fasse telle ou telle chose dans telle ou telle situation (méthode d’intelligence artificielle dite procédurale), après cet avènement, on se contente en quelque sorte de créer une structure de couches de neurones artificiels virtuels (il s’agit d’algorithmes relativement élémentaires), qui sont alimentés en entrée par certains informations (par exemple du texte) et qui produisent en sortie par exemple des sons. L’écart entre la sortie et l’entrée voulue (donc entre le son produit synthétiquement par l’ordinateur et la voix humaine qu’il devrait produire) est mesuré, chiffré, puis réintroduit en certains points du réseau neuronal. Après un grand nombre d’essais et erreurs, le réseau est capable de reproduire la voix avec grande fidélité, même en modifiant le texte en entrée. Le résultat est vraiment bluffant. On peut faire de même avec d’autres entrées et sorties (par exemple en sortie on pourrait avoir du texte, comme le fait Chat GPT).
Si les ingénieurs ont bien placé certaines pensées dans la machine, ils n’ont toutefois pas été jusqu’à placer des « pensées » spécifiques à former telle ou telle voix, dans telle ou telle langue, etc. En réalité, ils ne savent même pas exactement (c’est-à-dire avec des concepts clairs et délimités) ce qui se déroule dans le réseau neuronal artificiel lequel fait réellement une forme « d’auto-apprentissage ». Tout cela est un peu « magique » pour l’observateur extérieur, surtout s’il n’y connait rien, ce qui est le cas de peut-être 99,9% de la population [les systèmes informatiques sont devenus tellement puissants, qu’en outre tout un chacun peut déjà dès aujourd’hui reproduire sa propre voix avec des techniques d’IA bon marché. C’est ce que j’ai fait il y a quelques mois avec un logiciel de montage vidéo qui dispose d’un module d’IA : il est dorénavant capable de lire n’importe quel texte avec ma propre voix…].
Ces résultats rendent tellement convaincante l’idée que le secret de l’intelligence humaine est percé à jour et que l’être humain fonctionne comme un réseau neuronal artificiel, et vice versa. Ce qui amène ensuite l’idée qu’il y aurait dès lors moyen de transférer l’esprit humain dans la machine, pour le rendre immortel de ce fait. Pardonnez-moi de le dire aussi crûment : il n’y a vraiment que des imbéciles profonds pour répandre ce type de théorie et de vision. Même sans connaître l’anthroposophie, seulement déjà en ayant suffisamment approfondi par l’étude la connaissance de ces systèmes d’intelligence artificielle ainsi que ce qui est étudié par la neurologie, la neuro-psychologie et la psychologie universitaires (et actuellement tout à fait matérialistes), on sait que ce concept relève de la bouffonnerie et de la stupidité.
[iii] C’est-à-dire dirigé par le « Je ».
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