Extrait de la cinquième conférence du livre
« Le christianisme ésotérique et la direction spirituelle de l’humanité »,
Rudolf Steiner - Neuchâtel, le 28 septembre 1911
dans le chapitre intitulé « Le christianisme rosicrucien »,
Éditions Anthroposophiques Romandes 1989, GA130
Traduction : Christian Lazaridès
(...) Et maintenant, pour aller plus loin, nous allons parler de la différence dans l'enseignement de Christian Rose-Croix, entre les premiers temps et les époques ultérieures. Cet enseignement fut d'abord plus en rapport avec les sciences naturelles ; de nos jours il est plus en rapport avec les sciences de l'esprit.
Ainsi il fut d'abord question des processus naturels et on nommait « alchimie » cette science ; on la nommait « astrologie » dans la mesure où ces processus se déroulaient hors de la sphère terrestre. Aujourd'hui nous partons plutôt de l'observation spirituelle. Quand on considère par exemple les époques de civilisation post-atlantéennes qui se succèdent : époque proto-indienne, proto-perse, égypto-chaldéo-assyro-babylonienne, gréco-latine, nous apprenons à connaître la façon dont a évolué l'âme humaine.
Le Rose-Croix du Moyen Âge[1] étudiait les phénomènes naturels, les phénomènes terrestres de la nature. Il distinguait par exemple trois phénomènes naturels qu'il considérait comme les trois grands processus de la nature. Le premier processus important est le suivant : la formation de sel[2]. Tout ce qui, dans la nature, se dépose comme matière solide dans une solution, tout ce qui est précipité, cristallisé, le Rose-Croix du Moyen Âge l'appelait Sel. Mais quand il observait la formation de ce sel, sa représentation était tout autre que celle de l'homme actuel. Car la vision d'un tel processus se déroulait comme une prière, dans l'âme de l'observateur qui en pénétrait le sens. Le Rose-Croix du Moyen Âge cherchait à saisir ce qui se passait dans sa propre âme lorsque s'y déroulait cette formation de sel. Il pensait : la nature humaine est constamment détruite par les instincts et les passions. Notre vie serait une destruction, un processus permanent de putréfaction, si nous ne nous adonnions qu'aux désirs et aux passions. Et si l'être veut vraiment se protéger de ce processus de putréfaction, il doit constamment s'adonner à des pensées pures, dirigées vers le spirituel. Il s'agit d'une orientation supérieure des pensées. Le Rose-Croix du Moyen Âge savait que si, dans une incarnation, il ne luttait pas contre ses passions, il se réincarnerait avec des dispositions à la maladie, mais que s'il se purifiait ses passions, il renaîtrait avec de saines dispositions. La maîtrise des forces spirituelles qui conduisent à la décomposition est une formation de sel au niveau microcosmique. Nous comprenons ainsi comment un tel phénomène naturel pouvait devenir pour le Rose-Croix du Moyen Âge la plus fervente prière. Par l'observation de la formation de sel, le Rose-Croix du Moyen Âge se disait avec un sentiment de pure ferveur : là, les forces divines agissent depuis des millénaires, et en moi les pensées pures agissent de la même manière. J'élève ma prière aux pensées divines qui sont derrière la « maya » de la nature, aux êtres divins spirituels. Cela le Rose-Croix du Moyen Âge le savait et il se disait : lorsqu'à travers la nature je reçois de telles inspirations, je me rends moi-même semblable au macrocosme. Mais si je ne considère ce processus qu'extérieurement, alors je me sépare de Dieu, je me détache du macrocosme. C'est ce que ressentait le « théosophe » ou le Rose-Croix du Moyen Âge.
Une autre expérience consistait dans le phénomène de « dissolution », autre processus naturel qui conduisait de même le Rose-Croix du Moyen Âge à la prière. Tout ce qui est capable de dissoudre autre chose était nommé Vif-argent ou Mercure. Alors se posait à nouveau la question : quel est le fait correspondant dans l'âme humaine ? Quel aspect de l'âme agit de manière analogue à ce que fait le vif-argent ou le mercure dans la nature extérieure ? Le Rose-Croix du Moyen Âge savait que ce qui correspond dans l'âme à ce mercure ce sont toutes les forces de l'amour. Il distinguait des processus de dissolution supérieurs et inférieurs, de même qu'il existe des formes d'amour supérieures et inférieures. Ainsi la vision du processus de dissolution devenait une prière fervente et le « théosophe » du Moyen Âge se disait : l'amour de Dieu agit au-dehors depuis des millénaires : et c'est de la même façon que l'amour agit dans mon être intérieur.
Le troisième processus naturel important était pour le « théosophe » du Moyen Âge, la « combustion » qui a lieu quand une matière extérieure se consume dans les flammes. À nouveau, le Rose-Croix du Moyen Âge cherchait le fait intérieur qui correspond à cette combustion. II le voyait dans la dévotion ardente à la divinité et il appelait Soufre ou Sulfure tout ce qui peut être consumé. II voyait dans les stades d'évolution de la terre le processus d'une purification graduelle, semblable à un processus de combustion ou à un processus sulfurique. Et sachant qu'un jour la terre serait purifiée par le feu, il voyait dans l'ardente dévotion à la divinité un processus de combustion. Dans le processus terrestre il voyait l'action des dieux qui se tournent vers des dieux encore supérieurs. Et c'est pénétré d'une grande piété et de sentiments profondément religieux qu'il se disait à la vue du processus de combustion : en ce moment, les dieux font un sacrifice aux dieux supérieurs. Et quand il effectuait lui-même, dans son laboratoire, le processus de combustion il ressentait cela : je fais ce que font les dieux quand ils sacrifient aux dieux supérieurs. Il ne se tenait lui-même pour digne de mener un tel processus de combustion que quand il sentait en lui-même le désir de s'offrir en sacrifice aux dieux. La puissance de la flamme le remplissait de grands et profonds sentiments religieux et il se disait : quand je vois la flamme d'or, dans le macrocosme, je vois en fait les pensées, l'amour, l'esprit de sacrifice des dieux.
Le Rose-Croix du Moyen Âge produisait lui-même ces processus dans son laboratoire et arrivait à l'observation de ces formations de sel, ces dissolutions et ces combustions, au cours desquelles il ressentait toujours des sentiments profondément religieux, sentiments d'un lien avec toutes les forces du macrocosme. Ces phénomènes animiques mûrissaient en lui : premièrement, les pensées divines ; deuxièmement l'amour divin, troisièmement, le sacrifice divin. Le Rose-Croix du Moyen Âge découvrait que lorsqu'il produisait une formation de sel, en lui-même montaient des pensées pures, purifiantes. Lors d'un processus de dissolution, il se sentait porté à l'amour, il était pénétré d'amour divin, et, dans le processus de combustion il se sentait prêt au sacrifice, poussé à se sacrifier sur l'autel du monde.
C'est ce que vivait l'expérimentateur. Et si on avait observé une telle expérience par la clairvoyance, on aurait perçu une modification de l'aura au cours de l'expérience. L'aura qui pouvait être au départ très trouble, remplie peut-être de désirs, d'instincts auxquels l'intéressé s'était adonné, cette aura devenait d'une seule couleur. D'abord couleur cuivre dans l'expérience de la formation de sel, celle des pensées pures divines ; puis couleur argent dans l'expérience de la dissolution, amour divin ; et finalement, or brillant, amour sacrificiel ou don divin, dans la combustion. Et les alchimistes disaient alors qu'ils avaient extrait dans leur aura le cuivre subjectif, l'argent subjectif et l'or subjectif. Il s'ensuivait que celui qui était passé par là, qui avait réellement vécu de l'intérieur une telle expérience, était pénétré d'un amour divin. Et cette pureté, cet amour, cette volonté de sacrifice menaient à des résultats : les « théosophes » du Moyen Âge préparaient ainsi une certaine clairvoyance. Ils pouvaient jeter un regard sur la façon dont, derrière la « maya », les entités spirituelles font naître et disparaître les choses. Ils voyaient aussi quelles tendances dans l'âme sont positives et lesquelles ne le sont pas. Ils apprenaient à connaître nos propres forces de création et de dépérissement. Le « théosophe » du Moyen Âge Henri Khunrath[3] nomma cela la loi de la formation et de la décomposition. De l'observation de la nature le « théosophe » du Moyen Âge tirait la vision de la loi de l'évolution et d'involution. La connaissance ainsi obtenue, il l'exprimait dans des tableaux et figures imaginatives. Ce qui a été présenté hier comme les « Figures secrètes des Rose-Croix », résulte de cela.
C'est ainsi que travaillèrent les meilleurs alchimistes du XIVe au XVIIIe siècles et jusqu'au début du XIXe siècle. Rien n'a été publié, qui parle de ce travail véritablement moral, éthique, intellectuel. Ce qui a été publié à propos de l'alchimie ne s'occupe que des faits purement extérieurs et n'est écrit que par des gens qui pratiquent l'alchimie comme une fin en soi. Le faux alchimiste veut former des matériaux. Il ne cherche dans les expériences de combustion des matériaux que des bénéfices matériels. L'alchimiste véritable n'accordait pas de valeur à la matière qu'il obtenait. Seules comptaient pour lui les expériences intérieures au cours de la transmutation, les pensées et les expériences qui vivaient en lui. C'est pourquoi il existait une loi stricte, à savoir que le « théosophe » du Moyen Âge, qui au cours de ses expériences produisait de l'or et de l'argent, ne devait jamais en tirer un bénéfice personnel. Il ne pouvait qu'offrir les métaux ainsi fabriqués. L'homme actuel n'a plus la juste représentation de ces expériences. Il n'a aucune idée de ce que pouvait vivre l'expérimentateur. Celui-ci pouvait vivre dans son laboratoire de véritables drames intérieurs quand il obtenait par exemple, de l'antimoine, il voyait dans ce processus un sens moral très important.
Si ces choses ne s'étaient pas déroulées alors, nous ne pourrions pas nous livrer aujourd'hui au rosicrucisme dans le sens de la science de l'esprit. Ce que le Rose-Croix du Moyen Âge a vécu en rapport avec les processus naturels, est une science sacrée de la nature. Ce qu'il ressentait en fait d'esprit de sacrifice, en grandes joies, en phénomènes naturels grandioses et aussi en douleur et en tristesse, en fait d'événements exaltants et réjouissants au cours des expériences, tout cela agissait comme une délivrance, une libération. Mais tout ce qui fut alors déposé là, repose maintenant dans les profondeurs de l'être humain. Et comment ressentons-nous maintenant les forces cachées qui conduisaient alors à la clairvoyance ?
Nous les trouvons en étudiant la science de l'esprit et en nous livrant à la vie de l'âme par une méditation et une concentration sérieuses. C'est par un tel développement intérieur que l'étude de la nature redevient peu à peu un culte. C'est pourquoi les hommes doivent passer par ce que nous nommons : science de l'esprit. Des milliers d'êtres doivent s'y consacrer et mener une vie intérieure, afin que, dans l'avenir, la vérité spirituelle soit de nouveau perçue derrière la nature, afin qu'à nouveau on apprenne à comprendre le spirituel derrière la « maya ». (...)
Rudolf Steiner
[Texte en gras : SL]
Notes
[1] Rudolf Steiner : « Centres initiatiques » GA232 et « Mystères du Moyen Âge » GA233 (EAR)
[2] Rudolf Steiner : « Mystères antiques et leur signification » GA180. La nouvelle dénomination de ce livre en langue française est la suivante : « Vérité des mystères et leur nécessaire expansion dans la civilisation actuelle - La nouvelle légende d'Isis. ».
[3] H. Khunrath : 1560-1605, médecin et auteur de nombreux traités alchimiques. Ici le mot théosophe est employé dans son sens premier et ramène aux philosophies européennes du XVIème et XVIIème siècles.
Note de la rédaction À NOTER: bien des conférences de Rudolf Steiner qui ont été retranscrites par des auditeurs (certes bienveillants), comportent des erreurs de transcription et des approximations, surtout au début de la première décennie du XXème siècle. Dans quasi tous les cas, les conférences n'ont pas été relues par Rudolf Steiner. Il s'agit dès lors de redoubler de prudence et d'efforts pour saisir avec sagacité les concepts mentionnés dans celles-ci. Les écrits de Rudolf Steiner sont dès lors des documents plus fiables que les retranscriptions de ses conférences. Toutefois, dans les écrits, des problèmes de traduction peuvent aussi se poser allant dans quelques cas, jusqu'à des inversions de sens ! |
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