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 « Le problème le plus important de toute la pensée humaine : Saisir l'être humain en tant qu'individualité libre, fondée en elle-même »
Vérité et Science, Rudolf Steiner

   

Citation
  • «Le véritable poète, en effet, ne cherche pas à faire du neuf en introduisant dans le présent ses lubies plus ou moins naturalistes, mais en se saisissant de façon nouvelle du courant éternel de la beauté, et ceci de façon telle que l’art reste de l’art ! Or, l’art véritable ne peut exister sans la spiritualité.»
    Berlin, 13 février 1913 - GA167

    Rudolf Steiner
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(Temps de lecture: 7 - 13 minutes)

 

Salvatore Lavecchia
Publié dans Die Drei 6/2023
Traduction : Daniel Kmiecik
Source : Les traductions de Daniel Kmiecik − www.triarticulation.fr/AtelierTrad

 

Par une soirée miraculeusement chaude et claire de septembre, lors d'un festival de musique dans la rue, j'ai écouté le musicien tyrolien aux cheveux en dreadlocks, Mario Parizek, dans une atmosphère joyeuse et détendue lors d'une de ses représentations. Comme cela arrive fréquemment, ma curiosité s'éveilla et c'est ainsi que, de retour chez moi, - je fais partie de ces rétros, qui ne vivent pas en étant smartphonisés et qui en sont même extrêmement satisfaits - toujours en pleine gaieté, assis à mon bureau, j'ai cherché Mario sur Google. Jamais je n'aurais pu soupçonner qu'une de ses apparitions publiques - environ un an plus tôt, en raison des dreadlocks qu'il portait, lui, un musicien blanc - avait été annulée en raison de ses dreadlocks et qu'il avait reçu un dédommagement financier. Car, selon les indications de la salle de spectacle en question, certaines personnes appartenant à l'équipe de l'établissement ne s'étaient pas senties à l'aise lors d'un tel spectacle[1]. Pourtant, comme il l'a expliqué dans une vidéo[2] le musicien porte des dreadlocks depuis l'âge de 13 ans, en réaction à l'atmosphère « de droite » qui règne dans le village tyrolien où il a grandi. En d'autres termes, comme le résume le musicien déçu : Par un « gauchiste », l'événement local de sa prestation est décommandé pour quelque chose qui est en fait un geste sincèrement « de gauche », contre un environnement qui était de « droite » et qui continuera de l'être.

Indépendamment de toute sympathies ou antipathies politiques, il vaut la peine de considérer, strictement sans préjugé, et dans toutes ses conséquences, la logique qui présida à ce refus et conduisit à cette décision. Si cette logique - qui jaillit de la louable intention de protéger des cultures et des groupes opprimés - est généralisée dans toutes ses conséquences, il en résulte, notoirement, en effet à chaque fois, une appropriation illégitime, lors d'une intégration dans sa propre vie, d'un élément, quel qu'il soit, qui provient de n'importe quelle culture étrangère, opprimée ou oppressante. C'est dans ce cadre que le commentaire de Parizek - celui publié sur Instagram plus acrimonieux, fait référence à la décoration du local en question, fut conceptuellement bien affûté : « Et des parapluies chinois hams a no on the deckn. »[3] Pourquoi les dreadlocks devraient-ils constituer, en effet, une appropriation illégitime, alors que des parapluies chinois dans la décoration, par contre, ne le devraient pas en constituer une autre ?

Pourquoi un Allemand, par exemple, qui veut manger une pizza ou - situation plus explosive encore - la faire lui-même, ou un Italien qui veut commander ou faire un strudel, ne devrait-il pas être taxé d'appropriation illégitime ? Les Anglais doivent-ils se sentir attaqués dans leur spécificité culturelle et donc se sentir discriminés si je décidai soudainement d'intégrer une apple pie dans mon régime ou de porter des produits issus de la haute couture anglaise mondialement reconnue ? Ou bien pas, parce qu'ils ont agi pendant des siècles en tant que représentants d'une culture « oppressive » ?

Tous les poètes russes, qui ont intégré tant d'éléments de l'imagerie universelle de la littérature italienne dans leurs œuvres[4], doivent-ils être stigmatisés et condamnés comme impérialistes colonialistes ? Tous ceux qui portent un short en cuir doivent-ils être interdits d'accès à la Oktoberfest, s'ils ne ressortent pas du peuple bavarois ? Ces exemples plus ou moins étranges pourraient être utilisés et multipliés à volonté dans tous les domaines et circonstances de la rencontre humaine.

Où en est donc la rencontre ?

Tragiquement, certaines unilatéralités du discours sur la décolonisation supposent le déni du fait que toute culture, quelle qu'elle soit, ne se développe que par la rencontre avec d'autres cultures, et de l'intégration qui en résulte d'éléments d'autres cultures dans son horizon propre et sous sa propre forme. Il va de soi que de telles intégrations doivent être critiquées lorsqu'à partir d'une vision impérialiste et négative, elles ont eu lieu et ont lieu dans une attitude déformante. Mais si un discours quelconque voulait s'imposer qui voulût empêcher toute intégration que nous venons d'évoquer, alors, au sens strict, toute intégration ou rencontre ouverte, dialogique et créative entre les personnes serait rendue impossible. Car elle implique qu'en rencontrant une autre personne ou une autre culture, un élément, une dimension de son être et de sa culture, même si ce n'est qu'une coiffure, {puisse[i]} à tel point {être} attractive que je veuille l'éprouver à l'instar d'une partie intégrante de ma vie et de mon apparence. Qu'y aurait-il de si grave à {ne pas} le faire - surtout si l'on se base sur les principes des prémisses cosmopolites des discours qui concernent la décolonisation ?

Tragiquement, la logique d'un discours unilatéral de décolonisation aboutit finalement à la logique qui sous-tend tous les nationalismes. Celle-ci peut être résumée en trois points :

  1. La culture signifie une identité distincte et close, qui doit être protégée de toute forme d'influence étrangère ou selon le cas, d'intégration dans des constellations qui lui sont étrangères, si nécessaire par des interdictions et, dans certaines circonstances par la violence, afin de pouvoir conserver sa pureté originelle ;
  2. Cette identité n'est possible qu'à partir de facteurs et d'instances endogènes explicables, lesquels, en cas de manque d'attention dans certaines circonstances, peuvent être corrompues et déformées, ou l'ont été par des influences étrangère ;
  3. Toute forme d'un dialogue interculturel fructueux est suspecte, car elle implique la perception et l'interprétation étrangères de sa propre culture, laquelle ne peut être vraiment comprise à son tour qu'en partant de l'horizon culturel d'une personne qui en fait partie.

En conséquence, chaque culture devient une entité hermétiquement collective fermée qui, à un moment ou à un autre de l'histoire ou de la préhistoire, a surgi comme par magie du sol et a poussé à la manière d'une serre, et qui, dans sa rencontre avec d'autres collectifs similaires ne peut atteindre aucune communication ni intégration véritables ou selon le cas, ne doit pas le faire, étant donné qu'elle les contaminerait, ou les déposséderait.

La culture en tant qu'identité déterminée et façonnée par la peur d'autrui, c'est-à-dire la culture à l'instar d'une identité effrayée - ou pour le formuler de manière générale - la culture de la peur : n'est-ce pas là le résultat final de tout nationalisme, que ce soit, paradoxalement, de tout discours unilatéral concernant la décolonisation ? En fin de compte, il s'agit peut-être de savoir {à} quelle {est l’}image à laquelle j'identifie ma jé-ité dans la rencontre avec d'autres personnes.

Si j'identifie mon Je à l'image d'un point ratatiné sur lui-même, qui doit être considéré comme démarqué en soi du monde et des autres êtres humains, alors je projette plus ou moins consciemment cette image à tous les niveaux de ma vie individuelle et collective. Par conséquent, la culture, le groupe ou la communauté, auxquels je me sens appartenir sont intimement liés à cette image, et donc considérés comme une identité fermée, séparée des autres et ressentie en fin de compte comme une identité incapable de communiquer réellement avec les autres. Il n'est pas étonnant, dans ce cadre, que le nationalisme et l'exclusivisme culturel abstrait, considérés strictement, ne pouvaient devenir, à partir de l'époque moderne, qu'un phénomène généralisé : Depuis ce temps où l'être humain a commencé à s'identifier de plus en plus à une jé-ité ou à une Soi-ité, se recentrant sur elle-même et se démarquant donc potentiellement et unilatéralement de tous les autres êtres, cet être ressent cette perception «délimitée » de la jé-ité ou Soi-ité, en la transposant justement sur toutes les dimensions de la réalité.

La diffusion généralisée d'unilatéralités préoccupantes dans tous les discours, qui concernent la rencontre entre les cultures, révèle l'urgence pressante d'un décloisonnement radical, en ce qui concerne l'image de la jé-ité/Soi, à savoir de s'éloigner du point atomiste de ténèbres ratatinées sur elles-mêmes, n'opérant finalement qu'en termes solipsistes et collectivistes vers le centre/sphère formateur de communauté, {pour s’approcher de} la sphère de chaleur et de lumière, qui apparaît instantanément comme une image de liberté et d'amour dans la rencontre entre les êtres humains, au-delà de l'Est et de l'Ouest, du Nord et du Sud. Cette image est domiciliée dans la vérité et la beauté de tous les courants culturels, spirituels et féconds. Dans l'horizon de l'anthroposophie, elle enfante, forme et nourrit le sens de tous les domaines de la recherche spirituelle, philosophique et scientifique, jusqu'à l'approfondissement de l'organisme physique de perception dans sa rencontre avec le monde et avec les êtres humains. Il serait temps de rehausser cette image en protagoniste de tout discours concernant la rencontre entre les cultures. Cela permettrait au mouvement anthroposophique de se révéler en tant que véritable mouvement mondial dynamique et authentiquement cosmopolite. Car dans les hauteurs et les profondeurs de leur cœur, les gens ne veulent pas se transformer en un collectif mondial gouverné de manière autoritaire et centralisée, mais en formant une communauté de dialogues dans la liberté et l'amour en tant que leur propre patrie.

Salvatore Lavecchia
Die Drei
6
/2023.

(Traduction Daniel Kmiecik)

 

Notes

[1] https://www.nzz.ch/zuerich/jetzt-auch-in-zuerich-linke-bar-sagt-konzert-von-weissem-musiker-mit-dreadlocks-ab-und-muss-sich-erklaeren-ld.1698432

[2] https://www.blick.ch/schweiz/zuerich/nur-stunden-vor-auftritt-zuercher-bar-sagt-konzert-von-musiker-ab-wegen-rastas-id17797802.html

[3] Ibid.

[4] Jusqu'où cela peut aller, voir les 682 pages de Wilfried Potthoff: Dante in Russland, Heidelberg 1991.

 

Notes de la rédaction

[i] Les ajouts ou suppression entre accolades { } dans ce texte, l’ont été par la rédaction, lorsqu’il nous semblait que certains mots étaient manquants, absents ou « erronés », compte tenu du contexte. Nous avons procédé ainsi n’ayant pas accès au texte original en allemand.

 

 

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