Dans son livre « Les sectes en Belgique et au Luxembourg » publié en 1994, le journaliste Alain Lallemand relatait la mort tragique le 8 octobre 1991, d'une petite fille mongole qui souffrait de leucémie et qui était décédée suite aux soins inadéquats prodigués par un médecin et une guérisseuse. L'auteur critiquait, avec raison, leur approche qui aurait notamment empêché l'enfant de recevoir un diagnostic médical universitaire, de même qu'une thérapie adéquate. Le journaliste laissait entendre que le médecin se serait inspiré, dans sa vision médicale, de Rudolf Steiner.
Or, avant même la publication de ce livre, la société des médecins anthroposophes en Belgique avait déjà pris ses distances par rapport à ce cas, qui parut dans un tout premier temps, dans un article publié dans le journal « Le Soir », rédigé par Lallemand, dont c'était la première approche de l'anthroposophie.
Remarque : rappelons que les médecins anthroposophes ne travaillent jamais en opposition avec la médecine universitaire, mais tentent, par le regard plus vaste concernant la maladie et la santé qu'offre l'anthroposophie, de complémenter les informations sur le plan du diagnostic et de la thérapie. La médecine anthroposophique n'est exercée que par des médecins formés à l'université.
Le médecin en question cité par Lallemand, n'avait jamais été membre de la Société anthroposophique, et lui était totalement inconnu. Il n'avait ni suivi une formation en médecine anthroposophique, et ne s’était par ailleurs jamais fait appeler médecin anthroposophe. Il utilisait de nombreuses méthodes qui n'avaient rien à voir avec la médecine anthroposophique. Les remèdes mentionnés étaient de simples remèdes homéopathiques. Des documents relevés au cours du procès qui suivra, il semblait que le médecin accusé n'avait mentionné qu'une seule fois le nom de Rudolf Steiner durant une interview avec Lallemand et de surcroît uniquement en rapport avec la pédagogie. Cette seule mention avait pourtant suffi pour que Lallemand ait promu ce médecin au rang de médecin anthroposophe et qu'il s’en soit saisi en guise d'introduction au chapitre « Anaëlle B » de son livre, pour y présenter l'anthroposophie comme une soi-disant secte dangereuse. Il alla même plus loin en la nommant « un mouvement qui a coûté des vies humaines » (page 51)[1].
La Société anthroposophique rédigea en réaction un document qui ne fut jamais publiée dans le journal Le Soir. Elle invita l'auteur plusieurs fois à venir dialoguer, ce qui lui aurait valu d'être éclairé plus objectivement sur l'anthroposophique et ses applications. Il n'y donna jamais suite. Le fait qu'il n'existait aucun lien entre les agissements meurtriers et le mode de fonctionnement des sectes, d'une part, et la médecine anthroposophique, d'autre part, pouvait facilement être démontré par une simple visite d'une clinique anthroposophique en Allemagne ou en Suisse. Aucune suite ne fut donnée à ces invitations[2].
L'existence de la Société anthroposophique était mentionnée dans son livre, mais Lallemand ne fit aucune mention de la prise de position de la Société au sujet du cas précité, lui qui reprochait par ailleurs aux sectes de se détourner du monde…
L'association belge des médecins anthroposophes et la société Weleda intentèrent une action en référés en 1994 afin d'arrêter une diffusion plus étendue de son livre. Le juge décréta cette exigence comme recevable mais non fondée. En effet, la loi garantit la liberté de presse et une sanction pour cause d'abus ne pouvait se faire qu'a posteriori.
Le 28 avril 1997, la Chambre des représentants en Belgique déposait un rapport clôturant une « enquête parlementaire visant à élaborer une politique en vue de lutter contre les pratiques illégales des sectes et le danger qu'elles représentent pour la société et pour les personnes, particulièrement les mineurs d'âge ». Le rapport préconisait l'organisation de campagnes médiatiques systématiques et l'organisation d'une information dans l'enseignement.
Dès le début du mois de mars 1999, une brochure de la Communauté française de Belgique[3] intitulée « Gourou gare à toi » était diffusée à grande échelle dans toute la Communauté française après une vaste campagne médiatique. Dans la volonté de mettre en garde la population contre les dangers des sectes, la Communauté française amalgamait l’anthroposophie avec les sectes dangereuses, et la stigmatisait comme étant « une secte ésotérique transmettant un enseignement secret, des pouvoirs magiques[4] ». Elle la rendait responsable de la mort d'un enfant (l’affirmation fausse qui poursuivait le mouvement anthroposophique depuis 1994). « Autre exemple : celui de la secte Anthroposophie. Une enfant, la petite Anaëlle, est décédée après avoir été traitée du cancer selon les préceptes de la secte. Celle-ci nie cependant l'appartenance du soignant à son groupe ».
La diffusion de cette brochure comportant des accusations graves et mensongères eut pour effet, notamment, de stigmatiser les enfants, les parents et le personnel de la Libre École Rudolf Steiner de Court-Saint-Étienne, laquelle se revendiquait de la pédagogie de Rudolf Steiner, ce qui ne fut pas sans de lourdes conséquences.
En effet, par exemple et concrètement, plusieurs parents de cette école se virent refuser des logements locatifs par des propriétaires locaux, lesquels craignaient avoir à faire aux membres d’une secte[5]. À l’époque, je travaillais au sein de l’administration de cette école et à plusieurs reprises, des parents me demandèrent de leur communiquer des données et des dossiers prouvant que cette école n’était pas une secte, dans le contexte de litiges familiaux. C’était absolument épuisant… [6].
23/4/1999 - Le tribunal de Bruxelles en référé jugea que les deux passages citant l'anthroposophie devaient être supprimés de la brochure "Gourou gare à toi". Le texte sur le site internet de la Communauté française devait également être modifié dans ce sens. Le juge éconduisait la Communauté française d'une part, pour avoir publié des accusations non vérifiées, et d'autre part, en raison du respect dont bénéficient les écoles Steiner en Belgique et à l'étranger. Il y avait d'ailleurs déjà à cette époque en Wallonie, une école Steiner subventionnée par la même Communauté française[7].
La Communauté française interjeta appel. Le jugement fut rendu le 20 janvier 2000. La décision prise en premier instance fut annulée pour les raisons suivantes : la Communauté française avait entre-temps retiré toute la brochure de son site internet et il n’en restait plus que quelques exemplaires imprimés. Il n'y avait donc pour le moment aucune urgence à maintenir la mesure prise en référés selon le juge. {l’argumentation plus complète du juge n’est plus en notre possession et nous ne sommes pas en mesure de la communiquer ici}.
La saga judiciaire trouva son aboutissement le 7 avril 2006 avec le jugement définitif de la cour d’appel de Bruxelles (9ème chambre), selon lequel « Les fautes commises par la Communauté française ont porté atteinte à l'honneur et à la réputation des appelants qui se revendiquent tous, à un titre ou à un autre, de lien avec l'anthroposophie qualifiée {par la Communauté française} de secte nuisible transmettant des pouvoirs magiques et dont l'application des préceptes aurait entraîné la mort d'une petite fille ». La Communauté française fut condamnée à payer à chacun des appelants une indemnité {symbolique} d’un euro. La cour lui interdit de diffuser les exemplaires restants de la brochure « Gourou gare à toi ».
Notes
[1] Ce journaliste n’en n’était apparemment pas à un mensonge prêt. Pour gagner sa vie, dans ce genre de métier, il faut bien souvent jouer sur le sensationnel… donc mentir, étiqueter ou caricaturer si nécessaire. C’est ce que m’a exprimé de vive voix un… journaliste professionnel (je n’avais bien sûr pas besoin de son témoignage pour le savoir ; c’est tellement évident). Il y a bien sûr aussi des journalistes qui refusent d’agir ainsi. Leur situation risque fort alors de devenir très précaire, hélas. N'est-ce pas nous aussi, c’est-à-dire le public, qui, par notre aversion pour le sérieux et l’honnêteté, et surtout par notre appétit pour le sensationnel, favorisons ce type de comportement journalistique malsain ?
[2] C’est ultra-classique : j’ai souvent observé que le plus souvent, il n’y a aucune démarche de recherche de la vérité chez bon nombre « d’accusateurs » (je ne pense pas en particulier aux personnes qui accusent l’anthroposophie ; cela est valable pour tout domaine de l’existence). Une recherche active de la vérité chez nombre de personnalités est encore davantage inexistante, après qu’elles ont publié un écrit ou pris position publiquement. Il existe vraiment peu de personnes dont la moralité est suffisamment élevée pour avoir le courage de reconnaître publiquement qu’elles ont commis une erreur. Pourtant, reconnaître une erreur ne rabaisse pas un être humain ; au contraire cela ne peut que « l’élever ». C’est nier l’erreur ou la faute pourtant évidentes, qui rabaisse la valeur morale d’un être humain.
[3] C’est la dénomination officielle dans la constitution belge, de l’institution qui se fait actuellement appeler « Fédération Wallonie-Bruxelles » en Belgique.
[4] Il est tout de même surprenant qu’un organe d’État met le public en garde contre des pouvoirs magiques, alors que la magie n’a tout simplement aucune existence réelle (dans le sens effectif et réellement agissant), aux yeux de nombre de ces personnalités athées et/ou ultra matérialistes qui hantent en grand nombre nos administrations et institutions. En outre, à notre connaissance, en Belgique, il n'existe pas de loi spécifiquement dédiée à la condamnation de la magie ou des pratiques magiques en tant que telles. Cependant, des pratiques qui seraient associées à la magie peuvent tomber sous le coup de certaines législations si elles sont liées à des comportements illégaux, comme la fraude, l'escroquerie, ou d'autres infractions pénales.
Nous présumons dès lors que cette mise en garde en 1999 relative à des soi-disant « pouvoirs magiques » transmis par l’anthroposophie, était dès lors ajoutée dans la brochure « Gourou gare à toi » dans le seul but d’effrayer la population, ce qui constitue précisément un des moyens mis en œuvre par les sectes, les vraies, pour mettre leurs cibles sous leur influence. Bravo :-( à la Communauté française qui se montrait capable, à l’époque, d’employer (au moins partiellement) les mêmes moyens que les sectes nuisibles qu’elle dénonçait ! (lesquelles sectes nuisibles existent hélas vraiment, sont condamnables et malfaisantes).
Ma remarque ne constitue par ailleurs en rien une invitation à considérer la pratique de la magie comme étant anodine et sans importance. Au contraire (mais cela serait beaucoup trop long à développer ici), il est connu des personnes qui développent des connaissances spirituelles authentiques (ce qui ne court pas les rues), que les rituels magiques et autres pratiques de ce genre, ont des effets particulièrement destructeurs.
[5] Le comportement de la Communauté française était d’autant plus choquant, inacceptable et contradictoire, qu’elle promouvait et mettait pourtant en place (ce qui est par ailleurs heureux), des politiques visant à combattre l’intolérance, les discriminations, les stéréotypes et les stigmatisations, par exemple dans les sphères culturelles, sociales, ethniques, ou encore en relation avec le statut socio-économique, l’orientation sexuelle, l’handicap des personnes, etc.
Or, dans le cas de l’anthroposophie, c’est la Communauté française qui créait de toutes pièces et diffusait des allégations simplistes et des stéréotypes grossiers, qui produisaient ensuite discriminations, intolérance et stigmatisations. C’était pour ainsi dire « le monde à l’envers » (l'expression que j'utilise toutefois ici est quelque peu malheureuse ; car l'anthroposophie lorsqu'elle est sincèrement étudiée et comprise, mène à la plus grande tolérance).
[6] Concrètement, il s’agissait de cas de séparations dans des couples. Le plus souvent, les séparations sont particulièrement douloureuses. Les parents s’entredéchirent fréquemment au sujet de la garde des enfants. Tous les arguments possibles et imaginables sont brandis par les avocats de chacune des parties pour légitimer la garde (si possible) exclusive du ou des enfants, ou du moins un changement d’établissement scolaire. Et parmi ces arguments figurait, bien sûr, l’accusation facile d’emprise sectaire ou de danger sectaire, s’appuyant sur la brochure « Gourou gare à toi » et les allégations mensongères qu’elle contenait. C’était une période d’autant plus épouvantable à vivre tant pour les familles concernées que pour l’école (et que ma propre personne, car j’étais à l’époque en première ligne pour gérer ce type de dossiers lourds).
[7] Depuis lors, leur nombre s’est multiplié.
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