Extrait du cycle de conférences « Les exigences sociales fondamentales de notre temps »,
7ème conférence
Rudolf Steiner – GA186
Éditions Dervy
Traduction Marie-France Rouelle. Revue par Gudula Gombert
« (...) J'aimerais tout au moins commenter une certaine interrogation du point de vue de la pédagogie populaire : Comment pouvons-nous opposer consciemment les instincts sociaux à ceux, antisociaux, qui se développent naturellement ? Comment pouvons-nous les cultiver de manière à ce que l'intérêt d'être humain à être humain, qui dans cette époque de l'âme de conscience s'est terriblement atrophié, naisse véritablement en nous, qu'il se développe toujours et encore, et que nous ne connaissions pas le repos lorsque par hasard il cesse ?
Des abîmes séparent déjà les êtres humains d'aujourd'hui ! Les gens ne soupçonnent pas à quel point ils passent les uns devant les autres sans se comprendre le moins du monde. Le désir de se mettre vraiment à la portée d'autrui, de sa spécificité personnelle, est aujourd'hui complètement insignifiant.
Nous avons d'une part ce cri qui réclame la socialisation, et d'autre part l'irruption toujours plus importante du pur instinct antisocial. On voit bien à quel point les êtres humains passent en aveugles les uns près des autres, lorsqu'ils se rassemblent au sein de divers cercles ou sociétés. Ces réunions ne sont même pas l'occasion de mieux se connaître. Les gens peuvent se côtoyer pendant des années sans se connaître davantage qu'au premier jour de leur rencontre.
Or c'est cela justement qui est important, qu'à l'avenir, je dirais, on développe le social de façon systématique pour faire face à l'antisocial. Il existe pour cela divers moyens sur le plan intérieur, le plan de l'âme.
Nous pouvons par exemple essayer de jeter plus souvent un regard rétrospectif sur notre vie personnelle présente, sur notre incarnation actuelle, tenter d'avoir une vue d'ensemble de ce qui s'est passé dans notre vie, entre nous et tous ceux qui sont entrés dans cette vie. Si nous sommes sincères, nous nous dirons, du moins la plupart d'entre nous, que le plus souvent c'est en plaçant notre propre personne au centre de cette rétrospective que nous considérons aujourd'hui l'entrée de ces nombreuses personnes dans notre vie. Qu'avons-nous reçu de cette personne-ci, ou bien encore de celle-là ? Voilà ce que nous nous demandons conformément à notre ressenti, et voilà justement ce que nous devrions combattre.
Nous devrions essayer de placer devant notre âme l'image des personnes que nous avons connues, professeurs, amis ou autres personnes nous ayant soutenus, ou de celles qui nous ont fait du tort et envers lesquelles nous sommes parfois plus redevables qu'envers celles qui nous ont servis. Nous devrions faire défiler ces images devant notre âme, nous représenter de façon bien vivante ce que chacun à nos côtés a fait pour nous. En procédant ainsi, nous apprendrons peu à peu à nous oublier nous-mêmes et nous découvrirons qu'en réalité presque tout ce qui nous touche ne pourrait pas exister si telle ou telle personne, nous encourageant, nous enseignant, ou de quelque autre façon, n'était pas intervenue dans notre vie. Alors seulement, surtout si nous considérons les années écoulées depuis longtemps et les personnes avec lesquelles nous ne sommes peut-être plus en relation et envers lesquelles nous arriverons donc plus facilement à une certaine objectivité, il nous apparaîtra que la substance psychique de notre vie est aspirée par les influences auxquelles nous avons été soumis. Notre regard s'étend sur une foule de gens qui au fil du temps ont défilé dans notre vie. Si nous essayons de développer un sens pour tout ce que nous devons à l'une ou l'autre de ces personnes, si nous essayons de cette façon de nous voir dans le miroir de tous ceux qui au cours du temps ont agi sur nous en partageant notre vie, alors progressivement se libérera de nous, nous pourrons en faire l'expérience, un sens spécifique.
Parce que nous nous serons exercés à trouver des images des personnes auxquelles nous étions liées par le passé, un sens se dégagera de notre âme qui nous permettra de contempler dès aujourd'hui l'image de l'être humain que nous rencontrons, à qui nous faisons face dans le présent. Et il est d'une importance considérable que s'éveille en nous l'instinct de ne pas ressentir face à l'autre uniquement sympathie et antipathie, de ne pas uniquement laisser libre cours à cet instinct qui fait qu'on aime ou déteste toujours quelque chose chez l'autre ; il est primordial d'éveiller en nous une image dépourvue d'amour et de haine, c'est-à-dire une image de l'autre tel qu'il est.
Vous n'aurez peut-être pas le sentiment que ce que je dis là revêt une telle importance. C'est pourtant bien le cas. Car cette faculté de faire vivre en soi, sans haine ni amour, une image d'autrui, de faire renaître l'autre psychiquement en soi, est une qualité qui, je dirais, disparaît un peu plus chaque jour de l'évolution humaine, que les êtres humains perdent peu à peu complètement. Ils évoluent les uns à côté des autres sans que s'éveille en eux le désir de laisser l'autre s'éveiller en eux-mêmes.
Or c'est là quelque chose qu'il s'agit de cultiver en toute conscience, et qu'il faut également introduire dans la pédagogie et dans les écoles. Cette faculté de développer chez l'être humain la capacité imaginative ne peut être pleinement atteinte que si nous ne craignons pas, au lieu de rechercher les sensations dans la vie, de faire calmement cette rétrospective en nous-mêmes qui place nos relations passées devant notre âme. Nous serons alors également en mesure de nous comporter d'une manière imaginative envers ceux qui viennent à notre rencontre aujourd'hui. Nous opposerons alors l'instinct social à ce qui se développe nécessairement toujours davantage de manière inconsciente : l'instinct antisocial. Ceci est une chose.
L'autre chose importante peut être rattachée à cette rétrospective : il s'agit que nous tentions de devenir toujours plus objectifs vis-à-vis de nous-mêmes. Et pour cela, il nous faut à nouveau remonter à des époques passées de notre vie. Mais cette fois, nous pouvons, je dirais, aborder directement les faits, réfléchir par exemple, si vous avez — disons — trente, quarante ans, à la chose suivante : Bon, comment les choses se présentaient-elles lorsque j'avais dix ans ? Je veux tout d'abord m'imaginer totalement dans la situation, je veux me représenter l'enfant que j'étais comme s'il s'agissait d'un autre petit garçon ou d'une autre petite fille de dix ans ; je veux oublier que c'est de moi qu'il s'agit, je veux vraiment m'efforcer de m'objectiver. Cet acte d'objectivation de soi-même, cette libération dans le présent de son propre passé, ce dépouillement du moi de ses expériences, voilà quel doit être aujourd'hui notre objectif particulier. Car le présent a tendance à rattacher étroitement le moi aux expériences vécues. De manière complètement instinctive, l'être humain d'aujourd'hui veut être ce que lui apportent ses expériences. C'est pourquoi il est si difficile de parvenir à l'activité que donne la science de l'esprit [d’orientation anthroposophique]. Elle demande à l'esprit un effort toujours renouvelé, et il n'est pas question de se reposer sur ses acquis.
Vous remarquerez d'ailleurs qu'avec le seul acquis si commode de la mémoire, on n'arrive à rien dans la véritable science de l'esprit. On oublie les choses, il faut toujours les cultiver de nouveau ; mais c'est justement ce qui est bon et juste. En effet, celui qui a bien progressé dans le domaine de la science de l’esprit essaie chaque jour de placer devant son regard les choses les plus élémentaire ; les autres ont honte de le faire. Dans la science de l'esprit, rien ne doit dépendre du fait qu'on retient les choses au moyen de la mémoire, car tout dépend de ce qu'on les saisit dans l'expérience immédiate du présent.
Il nous faut donc acquérir cette faculté de nous objectiver, d'imaginer ce gamin ou cette gamine comme s'il s'agissait d'une personne inconnue, de nous efforcer toujours davantage de nous libérer de notre vécu, d'être à l'âge de trente ans de moins en moins dépendant des impulsions de l'enfant de dix ans qui continuent à mener leur vie fantomatique en nous. Se libérer de son passé ne signifie pas le renier, mais le retrouver d'une autre façon, et cela est quelque chose d'infiniment d'important.
Donc, d'une part, nous cultivons consciemment l'instinct social, l'impulsion sociale, lorsque nous nous créons les imaginations relatives à l'être humain actuel en jetant un regard rétrospectif sur les êtres appartenant à notre passé, et en nous considérant nous-mêmes psychiquement comme le produit de ces gens.
D'autre part, grâce à notre objectivation, nous acquérons la possibilité de développer directement l'imagination de nous-mêmes. Cette objectivation des périodes passées nous est alors utile si elle n'agit pas inconsciemment en nous. Réfléchissez à cela : si inconsciemment, le jeune garçon ou la jeune fille de dix ans continue à vivre en vous, vous êtes donc l’être humain de trente ou quarante ans, flanqué de surcroît de l'enfant de dix ans, mais celui de onze ans, de douze ans, etc., vous accompagnent également. L'égoïsme atteint alors une puissance incroyable. Il diminuera toujours davantage si vous vous dégagez de votre passé, si vous l'objectivez, si de plus en plus il devient objet. Voilà ce qu'il est capital de comprendre. (...)»
Rudolf Steiner
Note de la rédaction À NOTER: bien des conférences de Rudolf Steiner qui ont été retranscrites par des auditeurs (certes bienveillants), comportent des erreurs de transcription et des approximations, surtout au début de la première décennie du XXème siècle. Dans quasi tous les cas, les conférences n'ont pas été relues par Rudolf Steiner. Il s'agit dès lors de redoubler de prudence et d'efforts pour saisir avec sagacité les concepts mentionnés dans celles-ci. Les écrits de Rudolf Steiner sont dès lors des documents plus fiables que les retranscriptions de ses conférences. Toutefois, dans les écrits, des problèmes de traduction peuvent aussi se poser allant dans quelques cas, jusqu'à des inversions de sens ! |
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