Le Jour des morts, par Bouguereau (1859)
Extrait de la quatrième conférence du cycle « Formation du destin – Vie après la mort »
Berlin, 7 décembre 1915
Rudolf Steiner – GA157a
2005 - Éditions Anthroposophiques Romandes
Traduction : Claudine Villetet
(...) Nous ne devons pas perdre de vue l'idée qu'il est impossible de résoudre de nombreux mystères de la vie si l'on n'a pas le courage d'approcher ce que l'on peut nommer « l'énigme de la mort ». Aujourd'hui, pour faire apparaître encore à l'œil de notre âme, d'un point de vue très particulier, le lien qui unit le monde spirituel au monde sensible, nous pouvons partir d'une observation très simple, mais où se mêlent beaucoup d'impressions profondes.
Nous partons du fait dont nous avons souvent parlé : l'être humain franchissant la porte de la mort. Je dis que nous partons d'un fait quotidien, mais qui correspond à des expériences profondes, qui touchent l'être humain au plus profond de lui-même. Quand, dans ce monde physique, nous sommes en face d'une personne, nous avons des pensées qui peuvent nous lier à elle, nous avons en face d'elle des impressions, nous éprouvons de la sympathie, de l'antipathie, elle nous paraît plus ou moins aimable ou déplaisante, bref, nous construisons ici, dans le monde physique, une certaine relation avec cette personne. Cette relation peut venir des liens du sang, ou bien se manifester par des affinités ressenties plus tard, au cours de la vie. Pour le moment, nous désignerons tout cela par le concept de « relation d'individu à individu ».
Maintenant, quand une personne avec laquelle nous avons entretenu des liens quelconques quitte le monde physique et franchit la porte de la mort, il nous en reste tout d'abord le souvenir, c'est-à-dire une somme d'impressions, de pensées, nées de la relation que nous avons entretenue avec elle, et qui vivent en nous. À partir du moment où la personne nous a quittés par la porte de la mort, les impressions, les représentations, les pensées qui nous relient à elle vivent d'une tout autre manière qu'avant, quand elle était encore avec nous sur le plan physique. Nous savions alors qu'à tout moment, les liens qui nous unissaient à elle dans notre âme pouvaient se doubler de la réalité physique extérieure, que nos expériences intérieures pouvaient se trouver face à la réalité extérieure physique. Nous devions aussi nous attendre à tout moment à ce qu'un comportement différent de cette personne modifie en un sens ou en un autre les impressions et les sentiments que nous avions à son égard. Nous pensons rarement à la différence radicale qui s'installe quand, soudainement ou non, vient l'instant où nous ne pouvons plus porter que le souvenir de cette personne dans notre âme, où nous savons : elle ne paraîtra plus à nos yeux, elle ne nous tendra plus la main. L'image que nous nous sommes faite de cette personne restera pour l'essentiel celle du passé. C'est un changement radical qui intervient ici dans la relation entre deux personnes. Je l'ai dit, c'est une idée qui a l'air bien commun, mais cette expérience s'imprime profondément dans notre vie intérieure quand nous la faisons personnellement : une âme humaine, qui jusqu'alors a fait sur nous une impression venue de l'extérieur, du fait de son incarnation physique, devient pour nous souvenir.
Comparons à présent ce souvenir avec ceux que nous gardons généralement de nos expériences. Une grande partie de notre vie physique se passe dans nos souvenirs. Nous connaissons ce dont nous avons fait l'expérience. Par exemple, nous avons pris note d'événements dont nous avons été les témoins, à propos desquels nous avons conservé des idées, nous savons que ces pensées nous permettent de nous tourner vers les temps passés où ces événements ont eu lieu. Mais si nous embrassons du regard la plus grande partie de nos souvenirs - je dis bien la plus grande partie - nous constatons que nous portons en pensée des choses qui ne sont plus : anciens événements, événements dont nous ne pouvons plus trouver la réalité dans le monde extérieur, et qui appartiennent au passé.
Ce sont des souvenirs d'une tout autre nature que contemple l'œil de notre âme, si nous avons intégré la quintessence de la science de l'esprit, lorsqu'il se tourne vers un défunt, les souvenirs d'une âme qui a donc franchi la porte de la mort. Ils sont vraiment d'une autre nature. Nous portons là en nous des pensées pour lesquelles il existe une contrepartie réelle, qui certes ne se trouve pas dans le monde physique extérieur qui nous est accessible, mais dans le monde spirituel. L'objet de nos pensées est là, bien qu'il ne puisse pénétrer dans la sphère de notre monde visible. C'est une forme de souvenir bien différente de celle qui se rapporte à un événement passé du monde physique. Si nous voulons replacer ce fait dans un contexte global, nous pouvons dire : nous portons en notre âme les pensées d'une entité qui est dans le monde spirituel. Or nous savons - les études que nous avons pu faire au cours des trois dernières soirées nous l'ont clairement montré - que si d'un côté s'élève vers les mondes spirituels la nostalgie des âmes incarnées ici-bas, d'un autre côté, se penche vers les événements du monde physique la conscience des âmes qui ont franchi la porte de la mort et vivent à présent dans le monde entre la mort et une nouvelle naissance. Nous pouvons dire: les âmes désincarnées qui vivent dans le monde spirituel, reçoivent en leur conscience ce que leur contemplation spirituelle et leur regard spirituel dirigé vers le bas leur permet de percevoir du monde physique. Dans l'une de nos dernières études, j'ai indiqué comment des âmes encore incarnées dans un corps physique ici-bas peuvent être perçues par les âmes que l'on dit défuntes, perception qui diffère fondamentalement de celle qu'elles ont des âmes qui vivent comme elles dans le temps qui sépare la mort d'une nouvelle naissance. J'ai expliqué que les âmes qui vivent dans le monde spirituel doivent être en perpétuelle activité si elles veulent avoir une perception. Elles savent par exemple qu'une autre âme se trouve dans leur voisinage, mais, pour la voir, il leur faut développer une activité intérieure. Elles doivent en quelque sorte se construire l'image, cette dernière ne naît pas d'elle-même, comme c'est le cas ici, dans le monde physique. Dans le monde spirituel, on a d'abord l'impression d'une présence, et il faut ensuite en quelque sorte ressentir intérieurement cette présence avant que l'image puisse apparaître. On fait le chemin inverse.
Mais il y a toutefois une différence notable dans la construction de l'image, selon qu'elle se rapporte à des âmes qui vivent déjà dans le monde spirituel ou à des âmes qui sont encore incarnées ici sur terre dans un corps physique. Alors que dans la vie entre la mort et une nouvelle naissance, l'être humain doit faire naître entièrement de lui-même l'image d'une âme qui est également dans le monde spirituel, alors qu'il doit développer là une activité maximale, il se sent plutôt passif pour une âme qui vit encore ici sur terre : l'image vient davantage à sa rencontre. L'activité est donc moindre lorsqu'il s'agit de construire l'image d'une âme qui vit encore ici-bas, sur terre, que pour celle qui est déjà désincarnée; l'effort intérieur n'est pas si grand. C'est ainsi que ceux qui vivent entre la mort et une nouvelle naissance remarquent la différence. Si vous retenez cela, vous vous direz: en s'adaptant au monde spirituel, l'âme qui est passée par la porte de la mort tourne son regard vers les êtres des hiérarchies supérieures, ou vers les âmes humaines qui vivent avec elle dans le monde spirituel, mais elle voit émerger aussi devant elle le monde des âmes d'ici-bas, notamment les âmes avec lesquelles elle a eu des relations ici, avant de franchir la porte de la mort.
Il faut encore rappeler cette différence notable : sur terre, l'homme a toujours autour de lui l'essentiel des réalités terrestres, et il ne peut saisir qu'en esprit - la restriction du « que » est naturellement très relative - l'« autre » monde ; quand l'âme est dans le monde spirituel, c'est l'inverse. Là-bas, ce qu'elle voit de soi, c'est notre monde, le monde qui est devenu pour elle celui de l'au-delà, alors qu'elle doit faire des efforts pour percevoir son propre monde, celui où elle se trouve, pour se le construire. Là-bas, il faut sans cesse œuvrer pour accéder à l'univers dans lequel on se trouve, alors que l'au-delà se montre toujours sans peine. Mais voici qu'émergent du sein de cet au-delà - qui est notre ici-bas, mais qui, vu de l'autre côté, devient l'au-delà - les âmes humaines avec ce qui vit en elles, en particulier les âmes avec lesquelles des relations ont été nouées pendant la vie terrestre. Ces âmes apparaissent. Mais au sein de ce que j'aimerais appeler cette mer de perceptions spirituelles, que l'on a depuis l'autre monde, et qui captent les âmes d'ici-bas, qui pénètrent dans leur monde intérieur, paraissent quelquefois les souvenirs liés à ceux qui ont franchi la porte de la mort.
Faites-vous une image vivante de cela. Supposez que vous viviez à un moment où aucune âme ne se souvienne d'un mort. Les défunts verraient alors naturellement les âmes des hommes, mais il ne vivrait en ces âmes aucun souvenir des morts. Or, dans cette mer qui s'offre aux âmes désincarnées, pénètrent les souvenirs attachés aux défunts. Les souvenirs vivent là. C'est quelque chose qui vient s'adjoindre aux perceptions que le défunt peut toujours avoir, depuis l'autre côté, quelque chose qu'apportent les hommes par leur libre volonté et par amour.
Voyez-vous, c'est ici un point où des questions importantes se posent au chercheur en esprit, où il doit se demander : que se passe-t-il pour celui qui a franchi la porte de la mort quand il voit, parmi ces flots d'âmes, ici, en notre monde, les souvenirs que ces âmes ondoyantes rattachent aux défunts, que se passe-t-il quand il perçoit ces souvenirs ? Quand, dans le domaine de l'esprit, se pose au chercheur une question énigmatique de ce genre, ce dernier doit tout d'abord faire vivre en lui intensément cette question. Il faut qu'il s'y plonge. S'il commence à spéculer sur la solution, sur la réponse, il fera infailliblement fausse voie. Car les efforts de la raison ordinaire, liée au cerveau, ne mènent en général à aucune solution. Les efforts intérieurs ne peuvent que préparer la réponse. Les réponses aux énigmes qui se rapportent au monde spirituel arrivent vraiment comme une grâce qui surgit du monde spirituel. Il faut attendre. En fait, on ne peut rien faire d'autre que de vivre dans la question, de la méditer sans cesse et en tous sens, la faire vivre en notre âme avec toutes les impressions nuancées qui se présentent, et attendre paisiblement, jusqu'à ce que - l'expression est vraiment pertinente - nous soyons trouvés dignes de recevoir une réponse du monde spirituel. Et en général, elle arrive d'un tout autre côté que celui auquel on l'attendait. La réponse arrive du monde spirituel au bon moment, c'est-à-dire au moment où l'on a suffisamment préparé son âme à recevoir la réponse. Que ce soit la bonne réponse, cela ne se démontre pas par une théorie, pas plus que les démonstrations concernant la réalité physique ne se font par théorie. C'est l'expérience elle-même qui tient lieu de démonstration. À ceux qui nient toute réalité spirituelle en disant toujours : « on ne peut pas prouver cela, il faut tout prouver », je voudrais demander si jamais quiconque dans le monde physique eût pu prouver l'existence d'une baleine sans l'avoir auparavant trouvée. On ne peut prouver quelque réalité que ce soit avant de la mettre d'abord en évidence. De même, dans le monde spirituel, il faut déjà faire l'expérience de ce qui est réel.
Maintenant, bien sûr, la solution qui apparaît à la conscience se présente sous les aspects les plus différents, selon le degré de préparation de l'âme. La vérité peut se présenter de diverses façons, mais on en fait l'expérience en tant que «vérité». Quand on fait vivre dans son âme l'énigme que j'ai présentée, il surgit, apparemment d'un autre côté, une image intérieure qui se donne comme porteuse d'une réponse à l'énigme en question. Il peut apparaître l'image d'un être humain qui se fait prendre en photo, ou qui fait réaliser son portrait. Il apparaît en tout cas l'image d'une réalité physique quelconque, une copie de cette réalité. Enfin, paraît tout ce que l'on peut placer dans le domaine artistique, de la représentation artistique. Si vous vous représentez le cours de la vie physique, vous pouvez vous dire que l'homme y fait face aux êtres naturels et aux événements naturels extérieurs : tout cela passe devant lui. De la même manière, se déroulent les réalités humaines, activités répondant aux besoins humains ou événements qui surviennent au cours de l'histoire. Mais par-delà toutes ces contingences, l'être humain cherche quelque chose qui n'a fondamentalement rien à voir avec les nécessités immédiates de la vie. L'âme humaine se rend compte que la vie serait désertique et aride s'il n'y avait gue la nature et l'histoire, avec la satisfaction des besoins humains. Au-dessus du cours naturel des choses et au-dessus des activités liées à ses besoins vitaux, l'homme crée quelque chose, ici, dans l'existence physique. Il ressent le besoin de ne pas voir seulement un paysage, mais de le refaire. Dans la vie, il s'arrange pour pouvoir se faire une image de toute personne avec laquelle il a des relations, etc. Partant de là, nous pouvons penser à tout le domaine de l'art, réalité plus haute que l'homme crée ici, se surajoutant à la simple réalité naturelle et historique. Pensez à tout ce qui ferait défaut au monde s'il n'y avait pas d'art, si cette source n'offrait l'apport de son génie à ce qui est là « de soi». L'art crée quelque chose qui n'est pas appelé par la seule nécessité. S'il n'existait pas, tout ce qui est de l'ordre de la nécessité naturelle pourrait tout aussi bien avoir lieu : on pourrait imaginer que la vie, depuis le début jusqu'à la fin de la terre, se passe sans qu'il soit besoin d'en faire une image ou une représentation artistique quelconque. On peut se faire une idée de tout ce qui ferait alors défaut aux hommes. Mais théoriquement, il serait possible que notre terre soit affligée de l'impossibilité d'abriter un art quelconque. L'art est quelque chose qui dépasse la vie. Placez côte à côte toutes les créations artistiques dans le monde et les êtres humains qui le traversent : vous avez deux processus parallèles : les nécessités naturelles et historiques, d'une part, et d'autre part, le courant artistique.
Voyez-vous, de même que l'art fait entrer par magie un monde spirituel dans la réalité physique, le souvenir qui prend place ici dans l'âme introduit par magie un autre monde dans le monde de ceux qui ont passé la porte de la mort. Pour les morts, le monde pourrait suivre son cours sans que vivent ici dans les âmes des souvenirs nés de l'amour, de toutes les relations humaines. Mais le monde des morts serait alors semblable à celui que nous aurions si nous n'y trouvions rien qui dépasse la réalité ordinaire. C'est un lien d'une importance énorme: ces pensées d'amour, ces pensées du souvenir, tout ce qui s'élève en l'âme de cette manière, et qui est associé à ceux qui ne sont plus dans le monde physique, à ceux qui ne sont pas dans le monde physique, créent là-bas quelque chose d'analogue à la création artistique ici-bas. Et de même que l'homme doit faire surgir le travail artistique de lui-même dans le monde physique, de même qu'il doit puiser en lui pour ajouter quelque chose à ce qui est, c'est l'opposé qui doit se passer pour ceux qui sont dans le monde spirituel. Les âmes qui sont restées ici, qui sont encore incarnées ici, les âmes qu'ils voient avec plus de passivité que celles qui sont déjà avec eux dans le monde spirituel, doivent leur apporter quelque chose de l'autre monde. Ce que serait pour nous le simple cours de la nature et de l'histoire qui se déroulerait de soi, sans art, sans tout ce que l'être humain crée par-delà la réalité immédiate, ce serait pour les morts un monde dans lequel eux, qui ne sont pas restés dans le monde physique, vivraient avec leurs seuls souvenirs.
Ces choses, voyez-vous, elles ne sont pas connues dans la vie physique des êtres humains. On dit qu'elles ne sont pas connues. Elles ne sont pas connues par la conscience ordinaire, mais l'infraconscience plus profonde sait tout cela, et la vie a toujours été organisée en fonction de cela. Pourquoi les communautés humaines ont-elles accordé de l'importance aux fêtes des morts de toute nature ? Et celui qui ne peut pas participer à une fête des morts communautaire fixe lui-même les jours où il honore ses morts. Pourquoi ? Parce que dans le subconscient des hommes vit ce que l'on pourrait appeler une obscure conscience de ce que signifie la culture des souvenirs vivaces des défunts, des souvenirs particulièrement vivaces. Quand un chercheur en esprit se rend, l'âme ouverte, à une fête consacrée aux défunts, quelle qu'elle soit, où sont rassemblées de nombreuses personnes portant le souvenir des défunts, il perçoit que les morts participent et que pour eux cela ressemble, toutes proportions gardées, à la découverte terrestre d'une cathédrale, où les visiteurs regardent des formes qu'ils n'auraient jamais pu contempler si aucune imagination créatrice n'avait ajouté son œuvre à la réalité physique, ou à l'audition d'une symphonie, ou à quelque chose de cette nature. Tous ces souvenirs constituent en quelque sorte une sphère en genèse, qui dépasse les dimensions ordinaires de l'existence. Et de même que l'art s'insère dans le cours naturel et historique de la vie humaine, les souvenirs que les vivants ont des morts prennent place dans l'image que les âmes reçoivent de leur monde entre la mort et une nouvelle naissance. Dans les coutumes perpétuées par les communautés humaines, s'exprime ce savoir secret que portent les âmes en leurs profondeurs et plus d'une vénérable tradition est liée à cette conscience souterraine.
Nous sommes encore plus admiratifs des choses de la vie quand nous pouvons en discerner les arrière-plans grâce aux enseignements de la science de l'esprit, que quand ils nous restent obscurs. Lorsque le mort rencontre dans l'âme d'une personne avec laquelle il a été en relation un souvenir qui le concerne, cette rencontre lui embellit la vie, porte sa vie vers les hauteurs. De même qu'ici, de la beauté émane de l'art, pour les morts, c'est aussi de la beauté qui émane des cœurs rayonnants, des âmes qui se souviennent de leurs morts.
C'est aussi une correspondance entre le monde ici-bas et le monde spirituel là-bas. Et cette notion est liée de très près avec l'autre idée qui ressort continuellement de tout ce que cultive la science de l'esprit: l'idée que la vie terrestre est précieuse, importante. La science de l'esprit ne nous conduit pas à mépriser la terre avec tout ce qu'elle peut produire: elle nous conduit à considérer la vie terrestre physique comme un maillon dans l'ensemble de la vie cosmique, un maillon indispensable, tourné vers les forces à l'œuvre dans le monde spirituel, et sans lequel ce dernier ne se manifesterait pas dans sa plénitude. Et si nous tournons maintenant notre regard vers ce courant de beauté qui doit s'élever de notre monde physique à l'adresse des défunts, nous comprenons que cette beauté manquerait au monde spirituel s'il ne pouvait y avoir un monde physique avec des âmes humaines capables de nourrir des pensées imprégnées de sentiments, vibrantes de sensibilité pour ceux qui ne sont pas dans le monde physique. Cela avait une immense signification quand, autrefois, des tribus entières tournaient avec dévotion, dans leurs fêtes, leurs pensées vers leurs éminents ancêtres, quand elles unissaient leurs pensées autour de la mémoire d'un illustre ancêtre. L'instauration de ces commémorations avait une grande importance, car cela signifiait toujours de la beauté qui s'allumait dans les mondes spirituels, c'est-à-dire pour les âmes qui se trouvent entre la mort et une nouvelle naissance.
Autant il serait vain, pour parler avec modération, de se complaire ici sur terre dans la contemplation de sa propre image, de son propre portrait, - c'est bien là une occupation de vaniteux, n'est-ce pas ? - autant l'image de lui-même que le défunt trouve chez ceux qui sont restés ici-bas est capitale. Car n'oublions pas ceci, mes chers amis : l'homme de la terre se transforme considérablement quand, après sa mort, nous le considérons du point de vue du monde spirituel ; nous avons souvent insisté sur ce point. Ici, nous sommes enfermés à l'intérieur de notre peau, ici, ce que nous désignons comme «nous», comme «moi», est enfermé à l'intérieur de la peau et constitue ce qui a de la valeur pour nous. C'est vrai même pour l'être humain «désintéressé» ! Pour les «personnes totalement désintéressées», c'est même vrai à un degré de plus que pour celles gui se disent un peu moins désintéressées ! Ce qui est précieux pour nous, avant toutes choses, c'est ce qui est enfermé à l'intérieur de cette peau ; le reste du monde vient ensuite. Nous considérons ce reste du monde comme le monde extérieur. Mais c'est justement cela la chose essentielle : quand nous sommes dehors, à l'extérieur de notre corps[1], nous nous unissons au monde extérieur ; nous vivons dans ce monde extérieur. Cet épanchement dans le monde extérieur, cette expansion dans le monde extérieur, je les ai souvent décrits. Et ce qui devient notre monde «extérieur», ensuite, c'est précisément ce que nous avons vécu pour nous ici, entre la naissance et la mort. Le monde extérieur devient en quelque sorte notre monde intérieur[2] ; et ce qui constitue ici notre monde intérieur devient notre monde extérieur.
D'où l'expérience importante, à l'entrée du Pays des esprits, que j'ai évoquée dans ma «Théosophie» « Cela, c'est toi.»
À ce moment-là, nous regardons notre monde intérieur d'ici-bas, qui englobe aussi notre moi: c'est devenu monde extérieur. Et alors cette âme, qui n'a plus la possibilité d'être égoïste de la manière où elle l'est ici-bas, regarde derrière elle les pensées qui sont formées à son égard et viennent à elle. C'est ce qui vient à elle comme un monde extérieur, et qui appartient authentiquement à ce que nous appelons l'univers de « la beauté », ce qui nous élève, ce qui peut nous élever. Au monde extérieur constitué par le souvenir de ce que nous avons traversé entre la naissance et la mort, viennent s'ajouter des éléments qui n'ont pas appartenu à notre vie, mais qui vivent dans d'autres âmes et se rapportent à nous. Cela représente vraiment l'apport d'une dimension qui dépasse notre monde extérieur, de même qu'ici-bas, la création de l'œuvre d'art dépasse la réalité ordinaire qui n'est là que de soi. Il n'est pas très plaisant qu'un homme ici tombe amoureux de lui-même, encore moins de son image, mais là-bas, l'image que l'on reçoit de soi, renvoyée par les âmes de ceux qui sont restés sur terre, et qui vient s'ajouter à l'autre manifestation de soi que l'on a, est naturellement comme celle d'un paysage pour nous ici. Quand cette question énigmatique se pose à l'âme, on reçoit donc l'image de l'être humain et de son reflet dans les âmes de ceux qui sont restés, et, à partir de là, on trouve le chemin qui mène à la réponse. Spéculer ne mène à rien : il faut savoir attendre, attendre patiemment. Pour ce qui se rapporte aux mondes spirituels, nos efforts doivent porter sur les questions ; les réponses doivent arriver par grâce, une grâce qui révèle à l'âme humaine la vérité. (...)
[1] Ndlr : C’est-à-dire après la mort…
[2] Ndlr (pour les personnes peu familières avec ces concepts) : Ce que les autres âmes humaines ont vécu pendant notre séjour terrestre, qui nous était extérieur, devient le contenu de notre vie intérieure quelques jours après notre mort. Tandis que ce qui était le contenu de notre vie intérieure consciente (nos pensées conscientes) s’éloigne de nous et est intégré à la trame des pensées du monde partout présentes « à l’extérieur » de nous, se présentant en quelque sorte comme un paysage, un environnement dans lequel nous cheminons. Après la mort, l’être humain est donc « retourné » comme un gant. C’est un changement extrêmement considérable qui s’établit ainsi en très peu de temps.
[Caractères gras, italiques et soulignés S.L.]
Rudolf Steiner
Note de la rédaction À NOTER: bien des conférences de Rudolf Steiner qui ont été retranscrites par des auditeurs (certes bienveillants), comportent des erreurs de transcription et des approximations, surtout au début de la première décennie du XXème siècle. Dans quasi tous les cas, les conférences n'ont pas été relues par Rudolf Steiner. Il s'agit dès lors de redoubler de prudence et d'efforts pour saisir avec sagacité les concepts mentionnés dans celles-ci. Les écrits de Rudolf Steiner sont dès lors des documents plus fiables que les retranscriptions de ses conférences. Toutefois, dans les écrits, des problèmes de traduction peuvent aussi se poser allant dans quelques cas, jusqu'à des inversions de sens ! |
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- La relation avec les autres êtres humains après la mort, lors de la traversée du kamaloca. Désirs et convoitises camouflés ont une action d’autant plus intense après la mort
- Ce n’est pas le contenu des mots qui compte mais l’essence de la chose
- Deux expériences essentielles rencontrées très tôt au cours de la vie entre la mort et une nouvelle naissance (ainsi que par l’étudiant en occultisme)
- Penser – Sentir – Vouloir : une courte caractérisation
- Organiser le travail scolaire sur base d’une connaissance intime de l’être humain: exemples
- Ce que nous apprend la science : nous avons évolué en nous débarrassant des formes animales
- Pourquoi les êtres humains ne peuvent-ils plus être intérieurement unis au cours de l’année ?
- L'importance capitale des premiers pas dans la vie pour ce qui est déterminé par le destin
- Après la mort: une conscience incommensurable à atténuer pour pouvoir s’orienter
- Le cerveau en tant qu’appareil réflecteur - L’être humain construit selon les pensées du cosmos
- Une mémoire universelle incarnée : voilà ce qu’est l’être humain
- Tous les matins brille le cirage de la chaussure cosmique, ou la prétention d’avoir un jugement sur la totalité du monde à partir des seules lois de la physique, de la chimie, de la biologie
- Le tarissement des forces spirituelles et la nécessité que de telles forces soient générées par les êtres humains eux-mêmes
- Opposer une vie intérieure puissante aux impressions extérieures: un remède permettant de faire face à l’évolution culturelle?
- Se défendre contre tout ce que la technique a apporté dans la vie moderne? Ce serait commettre la plus grave erreur...
- L’amour que l’on croit porter à quelqu'un, le plus souvent pur égoïsme?
- Comment pouvons-nous contrebalancer consciemment les instincts antisociaux, qui se développent naturellement, par des instincts sociaux ?
- De la confiance que l'on peut avoir dans le penser
- Le processus que nous connaissons plus immédiatement et plus intimement que tout autre processus du monde: notre penser
- Pourquoi la majeure partie de la population reste-t-elle indifférente devant l’accroissement incessant du pouvoir médical ?
- Comment faudrait-il concevoir l’enseignement de l’anthroposophie pour les débutants ?
- Origines occultes du matérialisme de notre époque
- La patience, au sens occulte, est nécessaire pour comprendre la science de l'esprit
- Une différence essentielle entre le Grec et le Romain
- Au sujet de la nature des vérités anthroposophiques
- De la nature abstraite des concepts
- Action matérialisante du cinéma