Extrait de la septième conférence du livre
« Bases de la Pédagogie - Cours aux éducateurs et enseignants »,
Rudolf Steiner - Dornach, le 29 décembre 1921
Éditions Anthroposophiques Romandes 1988, GA303
Traduction : Geneviève Bideau
(...) Et il est justement d'une importance toute particulière pour l'enfant dans ces deux premières années et demie qu'il n'est pas accessible à la volonté d'autrui, mais qu'il a une subtile faculté de perception instinctive de tout ce qui se passe autour de lui, en particulier de ce qui se passe dans les personnes avec lesquelles il a un certain rapport de l'âme - et les éducateurs en font tout particulièrement partie. Non que le regard extérieur soit déjà tout particulièrement aiguisé, ce n'est pas le cas : il ne s'agit pas d'une vision caractérisée, mais une perception globale, de la nature la plus intime qui soit, se règle sur ce qui se passe dans le monde extérieur autour de l'enfant et qui ne se passe pas dans l'intention de vouloir agir spécialement sur l'enfant. L'enfant se défend de façon tout à fait inconsciente contre ce qui veut agir consciemment sur lui, tout particulièrement dans les deux premières années et demie de sa vie.
Mais il en découle que nous devons prendre en considération cette réceptivité où la perception plonge encore entièrement dans le sentiment. On peut se faire peut-être une idée concrète de ce que signifie cette réceptivité lorsqu'on descend vers l'être qui est immédiatement inférieur à l'homme, vers l'animal. En effet, l'animal est tout particulièrement doué de cette réceptivité. Ceci ne contredit pas ce que j'ai dit sur ce en quoi l'animal est un vieillard. Car il faut absolument partir ici de l'observation. L'animal est tout particulièrement doué de cette réceptivité à ce qui l'entoure. Je ne sais pas si en Angleterre et dans les autres pays européens vous avez entendu parler des chevaux dont on disait qu'ils savaient calculer et qui firent sensation quelques années avant la guerre : à Berlin le célèbre cheval de von Osten[1] à Elberfeld, les chevaux qui savaient calculer. Des chevaux qui savaient calculer d'Elberfeld je ne peux rien dire, mais j'ai très bien connu à Berlin le cheval de Monsieur von Osten, donc aussi le lien qu'il y avait entre Monsieur von Osten, l'éducateur et guide, et ce cheval. Le cheval tapait bien gentiment de son sabot : trois fois trois font neuf, il calculait tout de même de façon très honorable pour un cheval.
Eh bien, il a été échafaudé toutes les théories possibles pour expliquer comment ce cheval arrivait à réagir de cette façon aux questions de Monsieur von Osten, entre autres par un Maître de conférences. Ces gens-là sont très intelligents. Celui-ci a même écrit un livre sur ce cheval de Monsieur von Osten et disait : bien entendu, ce cheval ne sait pas calculer, mais quand Monsieur von Osten dit : trois fois trois, il accompagne toujours cela de gestes imperceptibles. Il a une mimique. Et lorsqu'il dit : neuf, la mimique est telle que le cheval tape effectivement du pied. Et cette mimique, le cheval peut l'observer. — C'était un écrit très savant que ce Maître de conférences avait rédigé là. Il disait en effet : oui, moi - à savoir le Maître de conférences - je n'ai pas pu observer cette mimique : je ne peux donc pas constater qu'elle existe effectivement, mais elle existe certainement et le cheval a su l'observer. — Pour moi, je n'y peux rien, mais ce livre a seulement montré qu'il s'agissait de prouver que ce Maître de conférences jugeait le cheval plus observateur que lui-même, qu'un cheval savait donc faire quelque chose qu'en tout cas le Maître de conférences, de son propre aveu, ne savait pas faire. Eh bien, dans cette affaire, le plus important pour moi était le lien entre M. von Osten et son cheval : M. von Osten avait de grandes poches et, lorsqu'il était en contact avec le cheval, il lui donnait constamment des sucreries à manger, si bien qu'il y avait un constant échange de sentiments, la gratitude du cheval pour la sucrerie. Il y avait un lien intime entre ce cheval et M. von Osten : par ce lien tout ce qui se produisait baignait dans une atmosphère d'amour. Tout le lien du cheval à son maître se trouvait donc placé dans la sphère du sentiment. Étant donnée la nature de l'animal, cela produit en effet quelque chose qui le rend éminemment réceptif, non pas précisément à une mimique mystérieuse, mais aux pensées, à la vie intime de l'âme. Et tous les processus de calcul qui se déroulaient en M. von Osten se transmettaient au cheval par le biais des sucreries, sous l'effet d'une incontestable suggestion. - Ce phénomène n'en est pas moins intéressant pour autant. Il peut être pour nous une clé pour la connaissance des rapports entre les êtres. Mais on ne peut précisément pas l'expliquer de façon rationaliste par l'observation d'une mimique qu'un cheval saurait certes observer, mais non un Maître de conférences, et que ce dernier n'admet que comme hypothèse.
Et, de façon semblable, l'enfant, lorsque le maître et éducateur se conduit de façon juste, se trouve aussi, pendant les deux premières années et demie de sa vie, dans une sorte de rapport de perception de l'âme à l'égard de ce maître et l'enfant devient un imitateur des plus caractérisés. Et la tâche nous incombe alors, non pas de vouloir apprendre à l'enfant toutes sortes de choses de par notre volonté mais, ce qui est un peu plus inconfortable, d'être auprès de lui tels que l'enfant puisse imiter la chose concernée ; car l'enfant est réceptif à tout ce que nous faisons, à notre façon de nous déplacer. Et tout cela, ou bien il l'imite effectivement, ou peut-être il l'imitera plus tard, mais il développe en lui les tendances à l'imitation et il les imprime dans sa corporéité par ses forces organiques et psychiques. Et il est réceptif également à nos sentiments, à nos pensées. Si bien que l'enseignement ne peut consister pendant ces deux premières années et demie qu'en ce que nous nous éduquions nous-même au point de ne penser, ressentir et vouloir auprès de l'enfant que ce qu'il peut regarder. Ceci se prolonge encore fréquemment pendant les années suivantes parce que l'imitation persiste pour l'essentiel jusqu'au changement de dentition. Lorsqu'on est réellement inséré de façon concrète dans la vie, on fait bien des expériences de cette sorte.
Un jour par exemple vinrent me trouver des parents tout désolés qui me dirent : notre enfant était jusqu'à présent très sage, voici maintenant qu'il a volé ! Voyons, a-t-il réellement volé ? Mais oui, il a vraiment volé, car il a tout simplement pris de l'argent dans l'armoire où sa mère met toujours l'argent, il a acheté des sucreries, ne les a pas seulement gardées pour lui, mais les a même partagées avec d'autres enfants. Je leur dis : l'enfant n'a pas du tout volé. Il n'est pas du tout question que l'enfant ait volé ! L'enfant a vu chaque jour sa mère aller vers l'armoire, prendre de l'argent ; l'enfant n'a en aucune façon en lui la représentation de l'acte de voler. Mais c'est un imitateur, l'enfant, et il fait la même chose que sa mère. Il va donc lui aussi vers l'armoire et achète quelque chose. Cela n'a rien à faire avec le concept de voler ou de ne pas voler. Et si on veut éviter que l'enfant le fasse, il faut tout simplement se comporter autrement autour de lui.
Tout revient à ce que, surtout pour les deux premières années et demie de sa vie, l'enfant devient ce que nous sommes nous-mêmes autour de lui. Et ceci a pour conséquence que, lorsque l'enfant apprend par exemple à parler, nous ne cherchions pas à lui imposer quoi que ce soit dans le langage, qu'avant toutes choses nous ne cherchions pas à lui imposer notre volonté pour obtenir qu'il dise ceci ou cela : mais nous devons parler en sa présence comme cela nous vient naturellement afin qu'il ait l'occasion d'entendre parler et nous devons seulement veiller à ce que notre parler naturel soit moral. L'enfant absorbe cela et se place lui-même dans cette voie qui lui est ouverte.
Et si l'on y regarde de plus près, on voit que l'enfant n'apprendra jamais à marcher parce que nous ferons toutes sortes de tentatives pour le faire tenir debout etc. Plus tard, en cours de gymnastique, cela viendra à son heure. En ce qui concerne l'apprentissage de la marche, il peut très facilement arriver qu'avec de telles manœuvres maladroites, si nous essayons par exemple de mettre l'enfant debout et de le faire marcher beaucoup trop tôt, nous démolissions le système nerveux de l'enfant pour tout le reste de sa vie. Nous faisons remarquer à l'enfant que l'adulte se tient debout. En imitateur qu'il est, il se mettra bien lui-même au moment juste dans cette position. Il nous faut absolument considérer l'être humain, lorsqu'il entre dans la vie, comme un être d'imitation et organiser précisément l'éducation en conséquence.
Certes, il en découle bien des désagréments et vous objecterez : il y a pourtant des enfants avec lesquels il n'y a rien à faire, qui vous hurlent aux oreilles du matin au soir à vous en faire éclater le tympan ou qui ont sous une autre forme bien des mauvaises manières, comme on dit. Et certes, les conditions extérieures de la vie amènent à ce que l'on doive aussi prendre à son tour des mesures extérieures pour éviter que l'enfant ne cause des dommages par ses mauvaises manières. Mais ceci ne fait au fond pas vraiment partie de l'éducation. Il est désagréable d'entendre un enfant hurler à vos oreilles toute la journée, mais, pourvu que nous nous comportions cependant autour de lui comme je viens de le caractériser, notre comportement pénétrera dans ses forces psycho-spirituelles profondes qui ont encore des affinités étroites avec les forces organiques et cela se manifestera plus tard. Ce qui est au fond de ses hurlements ou autres particularités s'avérera être une conséquence de son organisation, si on observe objectivement. Cela provient de quelque chose qui passe avec l'enfance, non pas certes les forces intenses de hurlement, mais la tendance à extérioriser ces forces précisément par des hurlements. Car il est vrai que ce qui s'extériorise par exemple pendant l'enfance sous la forme de forces de hurlement a une certaine intensité. Si nous éduquons l'enfant par ce que nous sommes nous-mêmes de façon à ce qu'il devienne un être moral ces forces de hurlement de sa première enfance s'extériorisent plus tard sous la forme de forces intensivement morales. L'adulte témoigne plus tard d'une forte intensité morale qui se manifestait dans l'enfance sous la forme de hurlements intensifs. Bien sûr, si nous sommes immoraux en sa présence, ne serait-ce qu'en pensée, alors ces forces de hurlement s'extériorisent aussi plus tard sous forme d'intensité immorale.
Mais, grâce à ses explications, on pourra apprécier de façon juste ce dont il s'agit. Et l'essentiel est que nous ne nous laissions par exemple pas entraîner par un faux instinct — ce n'est en réalité même pas un instinct, mais c'est une habitude acquise par certains préjugés — comme le font des nourrices et des bonnes d'enfants pas encore élevées, si j'ose m'exprimer ainsi, qui montrent à l'enfant ce qu'il ne doit en réalité pas du tout imiter, que nous ne tentions pas de nous comporter nous-mêmes de façon infantile et de bêtifier en sa présence, de parler dans un langage aussi infantile que possible. L'enfant fera bien de lui-même la traduction selon ses possibilités. Nous faisons injure à l'enfant lorsque, par exemple, nous apprêtons spécialement notre langage. Car l'enfant veut imiter celui qui est près de lui, avec lequel il est dans un certain rapport, dans ce qu'il fait par sa nature. Mais l'enfant refuse au fond intérieurement tout ce qui est mis en œuvre par la volonté de l'éducateur, comme par exemple le langage enfantin, naïf, que nous adoptons en sa présence. Il est contraint de subir ce langage mais éprouve à son égard une profonde antipathie intérieure qui provoque au fond, pour toute la vie ultérieure, une faiblesse de la digestion. De sorte que bien des symptômes qui amènent à diagnostiquer dans la vie ultérieure une faiblesse de la digestion révèlent leurs causes véritables lorsque l'on apprend que cette personne a eu dans sa toute petite enfance une bonne d'enfants qui bêtifiait.
Voilà donc quelques principes qui sont nécessaires pour le premier tiers de la première grande période de la vie, pour les deux premières années et demie de l'enfance. (...)
Rudolf Steiner
[Texte en gras : SL]
Notes
[1] 32 Oskar Pfungst : « Das Pferd des Herrn von Osten (Der kluge Hans). Ein Beitrag sur exprimentellen Tier und Menschen Psychologie » avec une introduction du professeur C. Stumpf, Leipzig 1907, et « Der Streit um de rechnenden Pferde », conférence faite à la société de Psychologie de Münich par Max Ettlinger le 27/02/1913.
Note de la rédaction À NOTER: bien des conférences de Rudolf Steiner qui ont été retranscrites par des auditeurs (certes bienveillants), comportent des erreurs de transcription et des approximations, surtout au début de la première décennie du XXème siècle. Dans quasi tous les cas, les conférences n'ont pas été relues par Rudolf Steiner. Il s'agit dès lors de redoubler de prudence et d'efforts pour saisir avec sagacité les concepts mentionnés dans celles-ci. Les écrits de Rudolf Steiner sont dès lors des documents plus fiables que les retranscriptions de ses conférences. Toutefois, dans les écrits, des problèmes de traduction peuvent aussi se poser allant dans quelques cas, jusqu'à des inversions de sens ! |
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