Extrait d'un entretien du 5 janvier 1922, le soir issu du livre
« Bases de la Pédagogie - Cours aux éducateurs et enseignants »,
Rudolf Steiner - Dornach, le 5 janvier 1922
Éditions Anthroposophiques Romandes 1988, GA303
Traduction : Geneviève Bideau
NDLR : Après sa conférence donnée le 5 janvier 1922 adressée à des personnes désireuses de s’informer sur la pédagogie Waldorf, Rudolf Steiner répond en soirée à quelques questions. Nous ne disposons pas de la retranscription de la toute première question qui lui est posée, et à laquelle il donne la réponse ci-dessous. C’est donc nous qui avons imaginé cette question. Nous en avons aussi fait le titre du présent texte. Il faut noter ici que Rudolf Steiner a remis en question l'existence des nerfs moteurs tels que les conçoit la physiologie classique. Une étude en deux tomes regroupant les travaux de nombreux auteurs rend compte de ce sujet que Rudolf Steiner estimait fondamental pour la psychologie et la question sociale : Die menschliche Nervenorganisation und die soziale Frage, Suttgart, Freies Geistesleben, 1992. Le présent extrait en constitue déjà une introduction. |
Il s'agit là du fait que la réponse à la question sur le rapport entre les nerfs sensitifs et moteurs est avant tout une affaire d'interprétation et qu'à vrai dire, tant qu'on s'en tiendra au point de vue de l'observation purement physique, on ne pourra guère arriver à autre chose qu'à la réponse habituelle. Cette réponse habituelle, c'est que — si je le représente schématiquement — on a affaire — prenons un cordon nerveux tout simple — on a affaire à l'organe central. Autrement dit, la sensation serait transmise de la périphérie à l'organe central et, à son tour, l'incitation motrice serait transmise de l'organe central à l'organe concerné.
Il est parfaitement possible — tant qu'on s'en tient, je le répète, aux faits purement matériels — de se contenter de cette explication. Et je ne crois pas non plus qu'on puisse admettre une autre interprétation, si l'on ne veut pas passer à l'état de choses qui se présente comme suprasensible, c'est-à-dire comme une observation véritable. J'ai dit ces jours-ci, quand j'ai traité cette question : sous le rapport anatomique et physiologique, la différence entre ce qu'on appelle les nerfs sensitifs et moteurs n'est pas considérable. Je n'ai pas dit qu'il n'y a pas de différence : j'ai seulement dit que la différence n'est pas grande, n'est pas considérable.
La différence qui existe sous le rapport anatomique est bien là, même si l'on prend pour base l'explication ici avancée. Or cette interprétation est la suivante : nous n'avons affaire qu'à une sorte de nerfs ; les nerfs dits sensitifs et les nerfs dit moteurs sont une seule et même sorte de nerfs. Peu importe qu'on choisisse l'expression nerfs sensitifs ou nerfs moteurs. Cela n'a aucune importance, pour la bonne raison que les phénomènes psychiques dont ces nerfs sont, si l'on veut, les instruments — les instruments physiques — ne sont pas strictement séparés. Nous avons toujours affaire, quand nous avons un processus de pensée, à un processus de volonté qui se mêle à ce processus de pensée, et — même si c'est là un phénomène qui, en majeure partie, se déroule dans l'inconscient — quand nous sommes en présence d'un processus de volonté, nous avons toujours affaire à la pénétration, dans cette impulsion volitive, de la pensée ou de ce qui reste de la sensation.
Mais cette impulsion volitive — qu'importe si c'est une impulsion immédiate ou si elle a pour base une pensée — cette impulsion volitive, en l'homme actif, part toujours des éléments supérieurs de l'entité humaine, de l'action conjuguée du Je et du corps astral. Si maintenant on suit cette impulsion volitive et toute son activité dans l'entité humaine, on ne trouve, pour cette impulsion volitive, absolument pas les nerfs ; l'impulsion volitive en tant que telle intervient directement dans le métabolisme de l'homme, et cela, dans tous les processus de ce métabolisme. Ce qui fait la différence entre l'explication qui, s'appuyant sur la recherche anthroposophique, doit être donnée ici et celle qui est reconnue d'ordinaire, c'est que la recherche officielle dit que l'impulsion volitive commence par être véhiculée par le nerf ; ce n'est qu'ensuite qu'elle est transmise aux organes concernés, qui alors exécutent les mouvements.
En réalité, il n'en est rien : il y a là une action directe de l'impulsion volitive de l'âme sur les processus métaboliques de l'organisme. À présent, si nous avons affaire à une sensation, donc à une découverte sensorielle, supposons par exemple — là, il faudrait bien sûr dessiner un schéma du processus —, supposons donc que nous ayons affaire à une sensation oculaire, il devrait alors — si l'on regarde bien la chose — y avoir d'abord un processus au sein de l'œil, un processus qui se déroule dans l'œil et se transmet au nerf optique, donc à ce que, dans la science ordinaire aussi, l'on considère comme un nerf sensitif. Ce nerf optique est le véhicule physique de la vue.
Là déjà, il faut introduire une rectification si, face à ce qui est communément admis, on veut voir la vérité. C'est d'ailleurs pourquoi tout à l'heure je n'ai parlé d'instruments qu'avec réticence. À vrai dire, pour les organes et systèmes qui existent en l'homme sur le plan physique, l'expression « instrument » n'est pas tout à fait juste ; voici ce qu'il convient de noter : supposez qu'il y ait ici un chemin détrempé (croquis au tableau) ; sur ce chemin détrempé roule une voiture ; cette voiture laisse des traces, des empreintes dans le sol. A voir ces traces, je peux indiquer exactement comment la voiture a roulé. Supposez maintenant que quelqu'un vienne et veuille expliquer ces traces imprimées dans le sol, disant : « Moi, mon explication, c'est qu'ici la terre développe toutes sortes de forces ; ce sont elles qui laissent leurs empreintes dans le sol ». Ce serait une parfaite illusion, car il s'agit là non pas d'une chose que la terre fait, mais d'une chose qui lui arrive ; la voiture roule dessus, et ce qui y fait ses empreintes, c'est quelque chose qui n'a absolument rien à voir avec la terre.
Il en va de même, par exemple, avec notre système nerveux central. Ce qui se passe, ce sont des processus psycho-spirituels — la voiture. Ce qui est laissé, ce sont des traces. C'est elles qu'il faut trouver. Mais tout ce qui est perçu là dans le cerveau et peut être observé en anatomie, en physiologie, n'est rien qui soit en rapport avec le cerveau[i] : tout cela est modelé par l'âme et l'esprit. Ce n'est donc pas étonnant qu'on trouve dans le cerveau tout ce qui se passe dans l'âme et l'esprit ; mais cela n'a rien à voir avec le cerveau. On ne doit pas dire qu'on a affaire à des instruments ; on doit concevoir tout le processus comme quand je dois marcher : mon marcher n'a finalement rien à voir avec le sol, celui-ci n'est pas mon instrument. Mais s'il n'est pas là, je ne peux pas marcher. C'est comme cela. Le penser, le contenu psychique, n'a rien à voir avec le cerveau ; mais le cerveau est le sol grâce auquel ce contenu psychique est retenu. Et c'est ainsi, grâce à cette retenue, qu'il accède à la conscience.
Il y a donc là quelque chose de tout autre que ce qu'on se représente d'ordinaire. Pour ce qui est sensitif, pour tout ce qui est sensation, il faut qu'il y ait ainsi un obstacle, une résistance.
Or de même qu'ici, dans l'œil par exemple, a lieu un processus qui peut être perçu à l'aide du nerf dit sensitif (voir le croquis), dans les impulsions volitives, disons par exemple dans la jambe a lieu un processus, et ce processus est perçu à l'aide du nerf. Les nerfs dits sensitifs sont donc des organes de perception qui vont vers l'extérieur jusque dans les sens.
Les nerfs dit moteurs sont des nerfs qui vont vers l'intérieur, pour percevoir ce que la volonté y fait, pour qu'une conscience puisse exister de ce que la volonté accomplit directement par le processus métabolique. Sensation vers l'extérieur et sensation vers l'intérieur, voilà uniquement à quoi nous avons affaire. Si donc j'ai ce qu'on appelle un nerf moteur, c'est là un nerf tout à fait de même nature que le nerf sensitif ; simplement, l'un est là pour faire du processus qui se déroule dans l'organe sensoriel un processus de pensée, et l'autre est là pour faire un processus de pensée du processus qui se déroule à l'intérieur de mon être, de mon être physique.
Il faut dire que, lorsqu'on fait les fameuses expériences qui sont effectuées d'ordinaire — sectionnement de nerfs ou interprétation du tabès, du tabès de la moelle épinière —, lorsqu'on fait ces expériences avec un réel sérieux, au lieu de s'y mettre avec les préjugés qu'a d'ordinaire la physiologie matérialiste, ces troubles du tabès s'expliquent tout particulièrement bien par cette interprétation[1]. Supposez qu'on soit en présence d'un tabès. Il s'agit là du fait que le nerf — pour l'instant, je vais l'appeler nerf sensitif — qui pourrait faire percevoir le mouvement exécuté n'est pas utilisable ; mais alors le mouvement n'est pas non plus exécuté, car l'essentiel des processus conscients, c'est précisément que, pour être exécutés, ils doivent nécessairement être perçus. Imaginez qu'il y ait ici un morceau de craie. Avec ce morceau de craie, je veux faire quelque chose. Je ne peux rien en faire si je ne commence pas par le percevoir. Il faut absolument que, d'une manière ou d'une autre, je le perçoive. De même dans le cas du tabès : pour qu'on puisse saisir quelque chose, il faut d'abord qu'existe le nerf intermédiaire ; et s'il est lésé, il n'y a pas de médiation et rien ne peut être saisi. Voilà pourquoi l'homme perd alors la possibilité de l'utiliser, tout comme, dans la vie physique, je ne pourrais pas utiliser la craie si elle est quelque part, s'il fait sombre dans la pièce et que je ne puis pas la trouver. Le tabès repose tout simplement sur le fait que je ne peux pas trouver les organes appropriés à l'aide des nerfs sensitifs qui y aboutissent.
Cette explication est encore vague et approximative, mais on peut parfaitement la rendre plus précise. Le sectionnement des nerfs est alors, dans tous les cas particuliers, une preuve absolue en faveur de cette interprétation, si on la saisit comme il convient.
Si je vous donne cette interprétation, c'est qu'elle repose sur la recherche anthroposophique, donc sur la vision directe de ce qui se passe. Il ne s'agit jamais que de pouvoir donner comme preuves ce qui se passe extérieurement ; mais ce qu'on peut encore alléguer, c'est que par exemple un prétendu nerf moteur peut, à un endroit quelconque, être lésé ou sectionné ; si alors on le relie à un nerf sensitif et qu'on le laisse guérir, il fonctionnera de nouveau comme avant. On peut donc tout simplement réunir les extrémités correspondantes d'un nerf dit sensitif et d'un nerf dit moteur et les guérir, et il se déroule un processus unique. Si les nerfs étaient radicalement différents, ce ne pourrait pas être le cas.
Mais à présent peut apparaître un autre cas encore, voici lequel. Prenons le cas le plus simple (croquis au tableau) : un nerf dit sensitif qui va vers la moelle épinière, un nerf dit moteur qui part de la moelle épinière, donc également un nerf sensitif, il s'agit là d'une ligne unique.
Et quand on a affaire à un mouvement purement réflexe, il se déroule un processus unique. Représentez-vous donc un phénomène réflexe tout simple : une mouche se pose sur ma paupière. D'un mouvement réflexe, je chasse la mouche. L'ensemble du processus ne fait qu'un. Ce qu'il y a (voir le croquis), c'est seulement, ici, une interruption. Nous avons donc affaire, si je tourne ici un commutateur, à une amenée, puis à une dérivation. Le processus est unique, simplement il est interrompu ici (croquis), exactement comme quand j'ai un courant électrique et que je l'interromps ici : alors l'étincelle jaillit. Si le courant est unique, j'ai ici un fil et ne vois pas l'étincelle ; si j'interromps le fil, j'ai ici l'étincelle, il y a ici une interruption de la ligne unique. Ces lignes uniques existent aussi dans le cerveau. Elles assurent la transmission : exactement comme lorsque j'ai un courant électrique dans un fil et que j'interromps le fil — l'étincelle jaillit, je vois l'étincelle —, de même ici j'ai une interruption du courant nerveux (croquis). Alors jaillit en quelque sorte le fluide nerveux, si je puis me permettre cette expression grossière. Mais c'est cela qui fait que l'âme peut vivre consciemment l'ensemble du processus. Si le courant nerveux unique était sans interruption, il se contenterait de traverser l'homme, et l'âme ne pourrait pas le ressentir. Voilà, pour l'instant, ce que je peux dire là-dessus.
Sur cette question, il n'existe pas de théories différentes selon les pays ; ce qu'on dit là-dessus est dit absolument partout, et même, quand je parle de ces choses et qu'on me demande ensuite où l'on peut se procurer des connaissances extérieures, je fais toujours référence au traité de physiologie de Huxley[2].
Je n'ajouterai encore qu'une chose : c'est là une affaire très subtile, et les interprétations qui en sont données sont tout à fait séduisantes. Pour cette interprétation, l'on sectionne les parties dites sensitives du nerf, puis les parties dites motrices du nerf, et l'on constate alors l'absence de ce que précisément l'on interprète comme sensation ou comme motricité, comme mouvement, de ce qui existe en tant que tel. Mais si l'on prend tout ce que j'ai dit ici et, surtout, qu'on n'oublie pas le commutateur ici, alors précisément, si l'on en réfère à cette explication, l'on comprendra aussi toutes les expériences de névrotomie[ii].
Rudolf Steiner
[Texte en gras ou souligné : SL]
Notes
[1] Le Tabes dorsalis est mentionné ici à titre d'exemple, vraisemblablement par référence à l'idée qu'on avait jadis de cette maladie. Ce terme n'est pas à prendre au sens que lui donne la nouvelle diagnose. Car au sens étroit, le tabès est précisément la maladie qui, c'est reconnu, n'affecte que les éléments sensitifs du système nerveux. L'interprétation de Rudolf Steiner est ici, sans aucun doute, pertinente ; du reste, dans ce cas précis, elle n'est absolument pas contestée du fait que, selon les données de la maladie provenant de l'observation extérieure, les prétendus nerfs moteurs ne sont pas concernés. Vu ce contexte et d'autres encore, il faut supposer que le « tabès » est pris ici dans un sens large pour toutes les maladies qui présentent des troubles de la mobilité conjointement avec les altérations de la moelle épinière, donc aussi tout ce qu'on appelle myélite. Pour celle-ci, la présentation de Rudolf Steiner, disant qu'ici aussi se trouve interrompu non pas un élément moteur, mais la perception interne, serait, ainsi formulée, stimulante et féconde. Dr. W. Bopp
[2] Thomas H. Huxley : « Grundzüge der Physiologie »
Notes de la rédaction
[i] Nous présumons qu’il faut comprendre ici :« Mais tout ce qui est perçu là dans le cerveau et peut être observé en anatomie, en physiologie, n’est rien qui n’est modelé par le cerveau, qui trouve sa source dans le cerveau ».
[ii] La névrotomie est une opération chirurgicale qui consiste à sectionner un nerf.
Note de la rédaction À NOTER: bien des conférences de Rudolf Steiner qui ont été retranscrites par des auditeurs (certes bienveillants), comportent des erreurs de transcription et des approximations, surtout au début de la première décennie du XXème siècle. Dans quasi tous les cas, les conférences n'ont pas été relues par Rudolf Steiner. Il s'agit dès lors de redoubler de prudence et d'efforts pour saisir avec sagacité les concepts mentionnés dans celles-ci. Les écrits de Rudolf Steiner sont dès lors des documents plus fiables que les retranscriptions de ses conférences. Toutefois, dans les écrits, des problèmes de traduction peuvent aussi se poser allant dans quelques cas, jusqu'à des inversions de sens ! |
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