Extrait du reccueil de conférences « Les arrière-plans spirituels de la Première Guerre mondiale »
Stuttgart, le 13 mai 1917 - 10ème conférence
Rudolf Steiner – GA174b
Éditions anthroposophiques romandes (2010) -
Traduction : Jean-Marie Jenni
(…) Permettez-moi d’exposer une expérience réjouissante malheureuse. Curieuse expression n’est-ce pas ? Mais oui, réjouissante en raison de la personne concernée dont je peux citer le nom et qui accueillit très amicalement mon article Pensées sur le temps de la guerre, un homme des pays nordiques qui s’intéressa autant qu’il put aux événements du monde, un politologue maintenant enseignant à Uppsala, j’ai nommé Kjellén[1] . Je ne veux absolument pas égratigner cet homme, ni le critiquer en quoi que ce soit, mais au contraire je le choisis parce qu’il est un de nos amis. Il a écrit récemment un livre intéressant, L’État comme forme vivante. Il y présente une vision plus profonde que l’on pourrait avoir de l’État. Il défend à nouveau un genre d’idée où l’État serait un organisme. Pour celui qui observe les choses selon la science de l’esprit et sachant ce que devrait être une science politique pour être féconde, si une telle science devait exister, la lecture des propositions de Kjellén, tout ami qu’il soit, est une vraie torture. Pourquoi ? Voyez-vous, Kjellén ne parvient pas à dépasser la question suivante : si l’on considère l’État comme un organisme complet, nous avons, dans cet organisme, la vie de l’être humain et qu’est-ce qu’alors que l’être humain ? C’est évident : c’est une cellule ! L’être humain serait donc pour Kjellén une cellule de l’organisme État. Le livre de Kjellén développe maintenant l’idée que l’homme est une cellule de l’État, tout comme il y a des cellules dans notre propre organisme. L’État serait l’organisme qui se forme de différentes cellules et s’organise par elles.
Voyez-vous, si on ne fait que comparer, or ici on ne fait rien de plus, on peut comparer tout à n’importe quoi. On peut défendre logiquement toutes les idées lorsqu’on n’en tire pas les conséquences. Si l’on ne tire pas les conséquences, on peut également comparer un organisme à un couteau de poche. Il s’agit vraiment partout d’avoir un sens de pénétration de la réalité. Et lorsqu’on applique ce sens au livre de Kjellén on aboutit bien vite au fond d’une impasse, une impasse bien étrange. Dans un organisme, les cellules sont les unes à côté des autres, et l’organisme résulte de l’action des cellules ainsi juxtaposées. Or cela ne s’applique déjà pas à la coopération des hommes à l’intérieur d’un État. Bref, si l’on en reste à l’abstraction logique, on peut écrire un livre relativement épais avec toute idée riche d’esprit et se persuader qu’elle a des vertus pratiques. Mais pour peu qu’on dispose de l’esprit des réalités, il faut continuer d’élaborer l’idée. Il s’agit véritablement de la confronter avec la réalité, c’est là que réside la connaissance. Je vous recommande la lecture de ce livre, il est représentatif de notre époque. Achetez-le, lisez-le et éprouvez la torture dont je vous ai parlé. Il faut ajouter qu’une idée en jaillira : qu’est-il permis de comparer à un organisme si l’on veut appliquer cette idée à la vie sociale de l’humanité ? Eh bien, c’est la vie de l’humanité sur la terre entière. C’est là que les différents États peuvent ressembler à des cellules.
Si l’on peut comparer la vie humaine sur toute la planète à un organisme dont les États seraient les cellules, on ne le peut pas d’un seul État dont l’être humain serait une cellule. Mais, de toute manière, on ne peut comparer cette vie des États qu’à un organisme végétal. Jamais à autre chose qu’à un organisme végétal. Si l’on veut s’en tenir au concept d’organisme, il faudrait que l’on considère l’organisme certes, mais l’être humain serait en dehors de celui-ci. Car l’être humain se développe au- dessus de toute vie des États, il ne peut pas se fondre dans l’État comme les cellules dans l’organisme, il doit le dépasser. C’est-à-dire qu’il doit exister dans le développement humain des domaines qui ne peuvent aucunement appartenir à l’État. On verra que l’être humain doit atteindre un domaine spirituel et qu’il ne peut avoir dans la vie de l’État que son ancrage inférieur, tandis que vers le haut il a son ancrage supérieur.
Et la chose intéressante est de voir que maints chercheurs se sont cassé le nez sur le fait que les humains des temps passés, les mystères existant encore, le savaient. Kjellén lui-même mentionne un livre intéressant, écrit voici cinquante ans par Fustel de Coulanges, La Cité antique[2] . Il arrive, également comme Fustel de Coulange, à la question déroutante que voici : Qu’était alors l’État antique ? Qu’était-ce ? Fustel de Coulanges en vient à dire que l’État était un service divin, car on sentait que l’être humain devait s’élever vers les mondes spirituels. On ne pouvait avoir voix au chapitre dans l’État que lorsqu’on était initié aux mystères et que l’on en avait reçu des directives concernant la structure de l’État. Lors des troisième et quatrième périodes de culture, il en était encore ainsi. Les chercheurs arrivent à cette conclusion, par leurs recherches extérieures, tout en ne pouvant rien en faire, alors que l’histoire même le leur donne à lire.
La lecture de la dernière page du livre de Kjellén L’État comme forme vivante est infiniment tragique. Kjellén tente d’édifier quelque chose qui serait une science de l’État et il se trouve complètement dépourvu devant la question suivante : que va-t-on faire de la cellule ? Si l’on voulait réaliser l’idée de Kjellén, il ne resterait qu’à décapiter les hommes, car ils ne peuvent pas appartenir par leur tête à un État tel qu’il est conçu par la science de Kjellén, ils doivent nécessairement le dépasser par leur élément spirituel.
Voyez-vous, dès qu’on considère la vie en profondeur, on arrive à des choses étranges. C’est pourquoi, tout ce qui se réclame aujourd’hui d’une quelconque politologie ne sait pas en fait ce qu’elle cherche. Il n’existe nulle part, aujourd’hui, de vraie politologie adaptée à notre époque. Tout n’est en ce domaine encore que bavardage. On aura une véritable politologie qui mérite son nom lorsqu’on se sera orienté à nouveau sur la manière dont l’être humain est lié au monde spirituel, lorsqu’on saura de nouveau quelle part on peut organiser dans la vie terrestre et quelle part doit rester libre, en dehors. Ces choses doivent surgir d’une certaine profondeur. Vous sentez bien dans ce domaine, mes chers amis, combien les choses deviennent tragiques. L’humanité doit porter en elle-même les lois de son évolution. Elle doit être capable de les ressentir.
Dans le cas particulier, excusez-moi si je me permets pour finir d’évoquer des particularités, on achoppe affreusement à la nécessité de penser la réalité. Penser la réalité signifie penser spirituellement, car ne pas penser l’esprit c’est ne pas penser réellement, c’est penser abstraitement des sujets sans essence. (...).
[1] Rudolf Kjellén, 1864-1922 : L’État comme forme vivante, Leipzig 1916.
[2] Numa Denis, Fustel de Coulanges, 1830-1889, La Cité antique.
[Caractères gras S.L.]
Rudolf Steiner
Note de la rédaction À NOTER: bien des conférences de Rudolf Steiner qui ont été retranscrites par des auditeurs (certes bienveillants), comportent des erreurs de transcription et des approximations, surtout au début de la première décennie du XXème siècle. Dans quasi tous les cas, les conférences n'ont pas été relues par Rudolf Steiner. Il s'agit dès lors de redoubler de prudence et d'efforts pour saisir avec sagacité les concepts mentionnés dans celles-ci. Les écrits de Rudolf Steiner sont dès lors des documents plus fiables que les retranscriptions de ses conférences. Toutefois, dans les écrits, des problèmes de traduction peuvent aussi se poser allant dans quelques cas, jusqu'à des inversions de sens ! |
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