Extrait du reccueil de conférences « Les arrière-plans spirituels de la Première Guerre mondiale »
Stuttgart, le 15 mai 1917 - 11ème conférence
Rudolf Steiner – GA174b
Éditions anthroposophiques romandes (2010) -
Traduction : Jean-Marie Jenni
(…) Une pensée telle qu’elle prévaut dans la cinquième période postatlantéenne eût été impossible aux époques grecque, égyptienne, chaldéenne ou perse. Derrière la pensée grecque il y avait encore, jusqu’à un certain degré, une représentation imaginative et, antérieurement aux Grecs, encore bien davantage. Celui qui est vraiment capable de lire Aristote y découvrira, même dans la sécheresse de sa langue, l’action des imaginations, car la pensée se déroulait encore plus consciemment dans le corps éthérique. La pensée est maintenant totalement descendue dans le corps physique, elle est totalement une pensée du cerveau, où elle prend le caractère abstrait dont s’enorgueillit particulièrement notre époque. La pensée est devenue totalement abstraite. Elle est attachée complètement à la matière, à la matière du cerveau. Cette pensée se traduit dans les impulsions les plus dominantes de l’époque, lesquelles, à nouveau, doivent être approfondies, sans quoi la pensée deviendra de plus en plus matérialiste. Cette pensée devenant toujours plus matérialiste entraînera avec elle une vie toujours plus matérialiste également. Les idées fondamentales qui doivent agir dans les impulsions, c’est la caractéristique de notre cinquième époque, ne peuvent être qu’abstraites.
Il y eut un apogée de la pensée abstraite où celle-ci formait le principe de vie. Tout est nécessaire, comprenez-moi bien, je ne veux absolument pas critiquer quoi que ce soit par sympathie ou antipathie, mais seulement caractériser un fait, comme on le fait scientifiquement. Je ne veux nullement blâmer, et que personne n’aille croire cela, qu’il y a eu une époque où les idées cosmiques les plus abstraites ont fêté leur triomphe. Cette époque est celle où s’exprime, dans la forme la plus abstraite possible, les trois idées de liberté, égalité et fraternité. On les exprimait alors dans l’abstraction la plus extrême. Je ne le dis pas par une réaction conservatrice, mais pour caractériser le développement de l’humanité. À la fin du 18e siècle tout aspire à la liberté, à l’égalité et à la fraternité, mais ce, non à partir du cœur, mais à partir du cerveau pensant. Cela s’est prolongé au 19e siècle de telle manière que nous en avons encore comme un retentissement dans les habitudes. Les êtres humains se sont tout à fait habitués à la pensée abstraite et ils s’y trouvent bien, ils s’y sentent ainsi intelligents. Ils croient avoir la vérité dans la pensée et n’éprouvent aucun besoin de confronter leur pensée avec la réalité. Or c’est une chose qu’il nous faut réapprendre, sans quoi nous en resterons à la déclamation d’idées abstraites dépourvues de toute valeur pour la vie réelle.
La grande maladie de notre temps, c’est la déclamation d’idées abstraites dénuées de valeur pour la vie réelle. Lorsqu’on proclame aujourd’hui que les plus capables doivent occuper les postes importants, c’est, à vrai dire, une idée merveilleuse ! N’est-ce pas un idéal que de libérer la voie pour les plus capables ? On se sent, en notre période matérialiste, comme porteur en sa poitrine d’une valeur sans pareille pour l’avenir tout entier lorsqu’on déclame un tel idéal. Mais à quoi bon un tel idéal abstrait, si on en reste à déclarer son neveu ou son gendre comme étant le plus capable ? Il ne s’agit vraiment pas de reconnaître et de proclamer un idéal abstrait, mais de le confronter en son âme et de reconnaître la réalité en son essence, de la ressentir, de la pénétrer, de l’élaborer. Il sera de plus en plus nuisible de n’en rester qu’à la déclamation de belles idées, juste pour se faire du bien. C’est l’amour et la connaissance de la réalité, l’adaptation à la réalité qui doivent pénétrer en notre âme. Mais cela ne peut se faire que si l’être humain apprend à reconnaître la totalité de la réalité dont la partie sensorielle ne forme que la coquille. Lorsqu’on est en présence d’un fer aimanté et qu’on prétend que c’est avec cela qu’on ferre le mieux un cheval, est-ce qu’on a reconnu la totalité de la réalité ? Non, on aura reconnu la totalité de la réalité lorsqu’on aura vu qu’il y a une force aimantée dans le fer. Or celui qui prétend établir une science naturelle ou une sociologie en ne voulant prendre en compte que le visible et en ne cherchant à comprendre qu’au moyen de représentations puisées dans le monde visible, agit comme un maréchal-ferrant qui ne sait pas reconnaître un aimant et avec lequel il ferrera un cheval. C’est cela l’abstraction extérieure nuisible, l’idéal abstrait. On ne reconnaît pas la nocivité de ces idéaux car ces idéaux sont vrais, sont bons, mais sans effet. Ils ne servent qu’à satisfaire l’égoïsme humain de la connaissance qui se goberge dans les idéaux. Mais on ne peut nullement agir sur le monde avec cela. Tout au plus peut-on, avec cela, régir le monde tel qu’il est devenu dans la première moitié du 20e siècle.
Voilà des sentiments qu’il faut cultiver en soi, si l’on veut comprendre plus profondément notre époque. La vie de l’âme qui, comme je l’ai évoqué, s’est formée peu à peu à partir de notre environnement et de notre conception du monde, doit se vivifier en l’être humain. Les idées doivent redevenir concrètes, vivantes. La fraternité est certes une belle idée, mais exprimée de manière abstraite, elle n’exerce aucun effet. Pour ne serait-ce que commencer à comprendre les trois idées, pour l’instant abstraites, que sont liberté, égalité et fraternité, il faut savoir premièrement que l’âme humaine vit sur terre à travers le corps physique humain, que l’être humain est à la fois corporel et psychique, deuxièmement que l’être humain n’est pas seulement corporel et psychique mais qu’il est véritablement une âme, et troisièmement que cette âme est emplie d’esprit. Il faut donc savoir que l’être humain est constitué de trois parties, qu’il est triparti. Dire en général que les êtres humains dans l’abstrait doivent être fraternels, libres et égaux n’est que balivernes. Ce qu’il faut, c’est acquérir une connaissance vivante que l’être humain, vivant dans un corps physique dans le monde physique, a besoin d’un ordre social qui repose sur une réelle fraternité, et que la fraternité ne peut être comprise que si on considère les êtres humains comme des corps physiques. C’est le début d’une compréhension correcte de l’idée de fraternité. La fraternité n’a de sens que si l’on sait que l’être humain est une trinité formée de trois corps constitutifs et que la fraternité ne s’applique qu’au corps physique. La liberté, elle, concerne l’âme, car nous savons bien qu’il n’y a pas de liberté pour les corps physiques. Il n’existe aucune institution qui puisse rendre les corps physiques libres. Le développement humain ne peut conduire qu’à la libération de l’âme et rien d’autre. Exprimer la liberté comme une idée générale est une abstraction. Des âmes libres dans des corps fraternels, voilà une idée concrète. Quant à l’égalité, elle ne peut régner que dans l’esprit des êtres humains. Une vieille sagesse populaire dit que les êtres humains ne sont égaux que dans la mort ! C’est qu’on regardait alors l’esprit. Dans la mesure où les êtres humains vivent sur terre en tant qu’esprits, ils sont égaux, mais parler d’égalité entre les hommes n’a de sens que si l’on parle du troisième constituant de l’homme qu’est l’esprit. Il s’agit de rendre tout cela vivant, mes chers amis, si bien qu’il faut dire : ce qui déambule ici sur terre au sein d’un quelconque ordre social vit dans le corps, dans l’âme et dans l’esprit. Le développement doit conduire à ce que les corps puissent se dépenser dans la fraternité, les âmes dans la liberté et les esprits dans l’égalité. Nous n’avons pas le temps aujourd’hui de développer davantage cette idée, mais vous voyez bien quelle grande différence il y a entre des idées de liberté, fraternité et égalité exprimées sous leurs formes abstraites ou sous leurs formes concrètes, percées par la connaissance et applicables correctement.
Sur quoi repose le fait que nous soyons devenus si abstraits ? C’est que, n’est-ce pas, l’humanité a perdu complètement quelque chose qui, il n’y a pas si longtemps encore, était une vérité des mystères anciens : l’être humain est constitué d’un corps, d’une âme et d’un esprit. Pour les Grecs il était encore tout naturel de voir en l’être humain un corps, une âme et un esprit. C’était encore évident également pour les Pères de l’Église. Le mouvement descendant qui se trouvait dans le développement humain et qui demande à retrouver une direction ascendante (…)
[Caractères gras S.L.]
Rudolf Steiner
Note de la rédaction À NOTER: bien des conférences de Rudolf Steiner qui ont été retranscrites par des auditeurs (certes bienveillants), comportent des erreurs de transcription et des approximations, surtout au début de la première décennie du XXème siècle. Dans quasi tous les cas, les conférences n'ont pas été relues par Rudolf Steiner. Il s'agit dès lors de redoubler de prudence et d'efforts pour saisir avec sagacité les concepts mentionnés dans celles-ci. Les écrits de Rudolf Steiner sont dès lors des documents plus fiables que les retranscriptions de ses conférences. Toutefois, dans les écrits, des problèmes de traduction peuvent aussi se poser allant dans quelques cas, jusqu'à des inversions de sens ! |
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