Chapitre "Points de vue" du livre « Le christianisme et les Mystères antiques »
Rudolf Steiner – GA008
Traduit depuis l'allemand par Henriette Bideau
(Aux Éditions anthroposophiques romandes - Édition de 1985)
[Caractères gras ou soulignés : SL]
NDLR : Le présent texte est extrait du livre « Le christianisme et les Mystères antiques » qui est un livre écrit par Rudolf Steiner (même s’il rassemble la substance de 18 conférences faites par lui d’octobre 1901 à mars 1902 à Berlin). Comme il s’agit d’un écrit et non pas de l’impression de notes de conférences prises par des auditeurs ou des sténographes (ces dernières étaient non vérifiées par l’auteur dans la plupart des cas), son contenu est dès lors nettement plus fiable et moins sujet à déformations ou distorsions éventuelles. Ce livre constitue une étude singulièrement précise et documentée de ce que fut l'initiation secrète dans les religions antiques, notamment en Égypte et en Grèce, et de ce qu'elle est devenue dans le christianisme par son fondateur Jésus et par ses successeurs Compte-tenu de la grande importance de cet ouvrage pour comprendre l’anthroposophie, nous en recommandons la lecture en tant qu’un des principaux ouvrages de base (voir la liste ici).
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La pensée scientifique a exercé une profonde influence sur la vie des représentations à l'époque moderne. Il devient de moins en moins possible de parler des besoins spirituels, de la « vie de l'âme », sans être confronté aux modes de représentation et aux connaissances scientifiques. Certes, il existe encore beaucoup de gens qui satisfont ces besoins sans se laisser troubler par les cercles que décrit le courant scientifique dans la vie spirituelle[i]. Mais ceux qui entendent battre le pouls du temps ne peuvent se ranger à leurs côtés. Les représentations puisées à la connaissance scientifique s'emparent des esprits avec une rapidité croissante : et les cœurs suivent, encore que de moins bon gré, encore que souvent découragés et hésitants. Ce qui importe, ce n'est pas le nombre des têtes conquises - mais bien le fait que la pensée scientifique est habitée par une force qui donne à tout homme attentif la conviction que cette pensée recèle quelque chose qu'une conception actuelle du monde ne peut percevoir sans en recevoir des impressions marquantes. Bien des prolongements de cette pensée contraignent à en rejeter à bon droit les représentations. On ne peut cependant en rester à cette attitude de refus à une époque où de larges cercles s'orientent vers elle, où elle les attire comme par un sortilège. Ceci n'est en rien modifié par le fait que certains esprits perçoivent que « depuis longtemps » la science véritable a d'elle-même dépassé la doctrine bien plate du matérialisme attachée à la force et à la matière. Il faut bien plus, semble-t-il, être attentif à ce que certains déclarent hardiment : c'est sur les nouvelles représentations scientifiques que l'on devrait construire une nouvelle religion. Même si ces esprits paraissent sans substance et superficiels à qui connaît les intérêts spirituels profonds de l'humanité, cette dernière doit les écouter : car c'est vers eux que se porte l'attention du présent ; et on a lieu de croire que dans un proche avenir, ils attireront de plus en plus. Les autres sont aussi à prendre en considération, ceux dont le cœur n'a pas suivi la tête. Ce sont ceux dont l'intelligence a été captée par les représentations scientifiques. Le poids des preuves les oppresse. Pourtant les besoins religieux de leur cœur ne peuvent être satisfaits par ces représentations ; elles leur ouvrent une perspective trop désolante. L'âme humaine doit-elle donc s'élancer dans l'enthousiasme vers les hauteurs du beau, du vrai et du bien pour à chaque élan être finalement balayée dans le néant comme une bulle de savon qui monterait du cerveau ? C'est un sentiment qui pèse sur beaucoup comme un cauchemar. Et ce poids des notions scientifiques est dû au fait qu'elles s'imposent avec une puissance impérieuse. De tels hommes gardent les yeux fermés aussi longtemps qu'ils le peuvent sur cette discordance en leur âme. Ils se consolent même en disant qu'en ces matières, la pleine clarté est refusée à l'esprit humain. Ils pensent scientifiquement dans la mesure où l'expérience des sens et la logique intellectuelle l'exigent ; mais ils conservent le sentiment religieux dû à leur éducation et préfèrent dans ce domaine, rester dans une pénombre qui obnubile l'intelligence. Ils n'ont pas le courage de lutter pour atteindre à la clarté.
Il ne peut y avoir aucun doute sur ce point : la mentalité scientifique est la puissance majeure dans la vie spirituelle des temps modernes. Et celui qui parle des intérêts spirituels de l'époque présente ne doit pas la négliger. Mais il n'est pas moins assuré que la satisfaction qu'elle apporte aux besoins spirituels est superficielle et sans substance. Il serait désolant qu'elle soit la bonne. Ne serait-il pas déprimant qu'il faille se déclarer d'accord dès que quelqu'un dit : « La pensée est une forme de la force. Nous marchons de par la même force avec laquelle nous pensons. » L'homme est un organisme qui transforme différentes formes de la force en force de pensées, un organisme que nous maintenons en activité avec ce que nous appelons « la nourriture », et avec lequel nous produisons ce que nous appelons des pensées. Quel merveilleux processus chimique que celui qui a pu transformer une simple quantité de nourriture en la divine tragédie de « Hamlet » ! Voilà ce que l'on trouve dans une brochure de Robert G. Ingersoll intitulée « Moderne Crépuscule des dieux »[1]. Il importe peu que de telles idées, lorsqu'elles sont exprimées, ne soient approuvées ultérieurement que par un petit nombre. L'essentiel, c'est que ceux-là sont innombrables qui se voient contraints par la pensée scientifique d'adopter vis-à-vis des phénomènes du monde l'attitude conforme à l'esprit des phrases citées, même s'ils sont d'avis qu'ils ne le font pas.
Certes, ces choses seraient désolantes si la science elle-même contraignait les esprits à adhérer à ce que proclament nombre de ses nouveaux prophètes. Et désolantes avant tout pour celui qui, dans le contenu même de cette science, a puisé la conviction que, dans le domaine de la nature qu'elle a exploré, son mode de pensée est valable et ses méthodes inattaquables. Car celui-là doit se dire : les gens auront beau batailler sur des questions de détail ; on aura beau écrire volumes sur volumes, entasser les unes sur les autres les observations sur la « lutte pour la vie » et son insignifiance, sur la « toute-puissance » ou « l'impuissance » de la « sélection naturelle » : les sciences elles-mêmes cheminent dans une direction qui, dans certaines limites, doit rencontrer de plus en plus l'adhésion des esprits.
Mais les exigences de la science sont-elles vraiment celles qu'expriment quelques-uns de ses représentants ? Le comportement même de ces derniers prouve que non. Ce comportement n'est nullement, dans leur propre domaine, ce que beaucoup de gens nous décrivent, et exigent d'étendre à d'autres domaines. Ou bien Darwin et Haeckel[2] auraient-ils jamais fait leurs grandes découvertes dans le domaine de l'évolution de la vie si, au lieu d'observer la vie et la structure des êtres vivants, ils s'étaient enfermés dans un laboratoire pour entreprendre des expériences chimiques sur des tissus prélevés sur un organisme ? Lyell[3] aurait-il pu décrire l'évolution de l'écorce terrestre si, au lieu d'examiner les couches terrestres et leur contenu, il avait étudié les propriétés chimiques d'innombrables pierres ? Que l'on marche donc réellement sur les traces de ces chercheurs, qui apparaissent comme des géants dans l'évolution récente qu'a suivi la science ! On se comportera alors dans les régions élevées de la vie spirituelle comme eux-mêmes l'ont fait dans le champ de l'observation de la nature. Alors, on ne croira pas avoir compris l'essence de la « divine » tragédie de Hamlet en disant : c'est un merveilleux processus chimique qui a transformé une quantité de nourriture en cette tragédie. On ne le croira pas plus qu'un chercheur quelconque croit avoir compris le rôle de la chaleur dans l'évolution de la terre quand il a étudié les effets de la chaleur sur le soufre dans une cornue. Il ne cherche pas non plus à comprendre comment le cerveau est construit en en prélevant un fragment et en examinant les effets de la potasse liquide sur ce fragment, mais en se demandant comment, au cours de l'évolution, ce cerveau s'est formé à partir des organes d'animaux inférieurs.
ll est donc vrai en effet que celui qui étudie la nature de l'esprit ne peut qu'apprendre de la science. Il n'a besoin que de se comporter comme elle le fait. Il lui faut seulement se garder de se laisser abuser par ce que certains représentants de la science veulent lui prescrire. Il doit explorer le domaine spirituel comme eux explorent le domaine physique : mais il n'a pas besoin d'adopter les opinions qu'ils se font sur le monde spirituel, obscurci qu'est leur regard par la pensée qu'ils appliquent aux phénomènes purement physiques.
On procède strictement selon l'esprit scientifique quand on étudie l'évolution spirituelle de l'homme avec la même disponibilité intérieure que le scientifique applique à l'observation du monde sensible. On est certes conduit, dans le domaine de la vie spirituelle, à un mode d'observation qui se distingue de la méthode simplement scientifique autant que la méthode du géologue se distingue de la méthode simplement physique, et l'étude de l'évolution de la vie de celle des simples lois chimiques. On est conduit à procéder selon des méthodes de nature supérieure qui, il est vrai, ne peuvent être celles de la science, mais qui sont pourtant tout à fait conformes à son esprit. Pour cette raison, plus d'une opinion unilatérale de l'investigation scientifique se laissera modifier d'un autre point de vue, ou corriger ; mais ainsi on ne fait que prolonger la science, on ne pèche point contre elle. Seules de telles méthodes peuvent conduire à approfondir vraiment des évolutions spirituelles comme celle du christianisme ou d'autres conceptions religieuses. En les appliquant, on provoquera la contradiction de mainte personnalité qui croit penser scientifiquement : on se saura néanmoins en plein accord avec une manière de voir vraiment scientifique.
Un tel chercheur doit également aller au-delà de la simple étude historique des documents. Il doit le faire précisément en raison de l'attitude d'esprit qui est la sienne, et qu'il aura acquise en observant les phénomènes naturels. Il est de peu d'importance pour l'exposé d'une loi chimique de décrire les cornues, les coupelles et les pinces qui ont permis de la découvrir. Établir les sources historiques auxquelles a puisé l'évangéliste Saint-Luc ou celles dont a été tirée l'Apocalypse de Jean est aussi peu important lorsqu'on veut exposer comment le christianisme est né. L'histoire ne peut être ici que le prélude de la véritable recherche. Ce n'est pas en scrutant l'origine des documents qu'on apprendra quelque chose sur le contenu des écrits de Moïse ou des traditions des mystes grecs. Ces représentations n'ont trouvé là qu'une expression extérieure. L'homme de science qui veut étudier la nature humaine ne recherche pas comment le mot « homme » s'est formé et comment il a évolué dans le langage. Il s'en tient à la chose et non pas au mot par lequel la chose s'exprime. Et dans la vie spirituelle on s'en tiendra à l'esprit et non pas à des documents extérieurs.
Rudolf Steiner
[Caractères gras ou soulignés : SL]
Notes
[1] Robert Green Ingersoll (1833-1899), orateur politique et écrivain
[2] Charles Robert Darwin (1809-1882), savant anglais, « De l’origine des espèces par la sélection naturelle » (1859).
Ernst Heinrich Haeckel (1834-1919), savant allemand, « Anthropogenie, Histoire de l’évolution de l’homme » (1874).
Sir Charles Lyell (1797-1875), géologue anglais, « Principles of Geology » (3 vol. 1830-1833).
Sur la confrontation de Rudolf Steiner avec Darwin, Haeckel et Lyell, voir « Methodische Grundlagen der Anthroposophie 1884-1901 », édition allemande des Œuvres complètes n°30 (GA 30), les articles « Haeckel et ses adversaires » (1899), « Charles Lyell, pour le centième anniversaire de sa naissance » (1897) entre autres – ainsi que son Autobiographie. Éditions anthroposophiques romandes.
[3] Sir Charles Lyell : Voir note précédente.
NDLR
[i] NDLR : Depuis un siècle, les choses ont fortement changé sur ce point, du moins en Occident.
Note de la rédaction À NOTER: bien des conférences de Rudolf Steiner qui ont été retranscrites par des auditeurs (certes bienveillants), comportent des erreurs de transcription et des approximations, surtout au début de la première décennie du XXème siècle. Dans quasi tous les cas, les conférences n'ont pas été relues par Rudolf Steiner. Il s'agit dès lors de redoubler de prudence et d'efforts pour saisir avec sagacité les concepts mentionnés dans celles-ci. Les écrits de Rudolf Steiner sont dès lors des documents plus fiables que les retranscriptions de ses conférences. Toutefois, dans les écrits, des problèmes de traduction peuvent aussi se poser allant dans quelques cas, jusqu'à des inversions de sens ! |
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