« Héraclite l'Obscur », détail de L'École d'Athènes de Raphaël, 1509
Chapitre "Les sages grecs avant Platon à la lumière de la sagesse des Mystères"
du livre « Le christianisme et les Mystères antiques »
Rudolf Steiner – GA008
Traduit depuis l'allemand par Henriette Bideau
(Aux Éditions anthroposophiques romandes - Édition de 1985)
[Caractères gras : SL]
NDLR : Le présent texte est extrait du livre « Le christianisme et les Mystères antiques » qui est un livre écrit par Rudolf Steiner (même s’il rassemble la substance de 18 conférences faites par lui d’octobre 1901 à mars 1902 à Berlin). Comme il s’agit d’un écrit et non pas de l’impression de notes de conférences prises par des auditeurs ou des sténographes (ces dernières étaient non vérifiées par l’auteur dans la plupart des cas), son contenu est dès lors nettement plus fiable et moins sujet à déformations ou distorsions éventuelles. Ce livre constitue une étude singulièrement précise et documentée de ce que fut l'initiation secrète dans les religions antiques, notamment en Égypte et en Grèce, et de ce qu'elle est devenue dans le christianisme par son fondateur Jésus et par ses successeurs Compte-tenu de la grande importance de cet ouvrage pour comprendre l’anthroposophie, nous en recommandons la lecture en tant qu’un des principaux ouvrages de base (voir la liste ici).
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De nombreux faits nous montrent que la sagesse philosophique des Grecs ressortait du même état d'esprit que la connaissance issue des Mystères. On ne comprend les grands philosophes qu'en les abordant avec la sensibilité cultivée par l'étude des Mystères. Avec quel respect Platon parle dans le « Phédon » des « doctrines secrètes » ! : « Ils risquent fort, enfin, de n'être pas des gens méprisables, ceux qui, chez nous, ont institué les initiations, mais bien plutôt, ces grands hommes, de réellement nous donner à mots couverts, de longue date, cet enseignement : quiconque, disent-ils, arrivera chez Hadès sans avoir été initié ni purifié, aura sa place dans le Bourbier, tandis que celui qui aura été purifié et initié, celui-là, une fois arrivé là-bas, aura sa résidence auprès des dieux. C'est bien vrai que, en effet, selon les paroles de ceux qui parlent des initiations : Nombreux sont les porteurs de thyrses, et rares, les Bacchants ! Or, ceux-ci, selon mon opinion, ne se distinguent pas de ceux qui, au sens droit du terme, s'occupent à philosopher. Pour être de ces derniers, je n'ai, certes, pour ma part, et dans la mesure au moins du possible, rien négligé dans ma vie ; de toute manière, au contraire, mon zèle s'y est employé. »[1] Seul celui-là peut parler ainsi des Mystères qui a lui-même mis son aspiration à la sagesse au service de l'état d'âme qu'engendraient les Mystères. Il est hors de doute que les paroles des philosophes grecs ne prennent tout leur sens qu'à la lumière des Mystères.
Le rapport d'Héraclite d’Éphèse[2] avec les Mystères nous est transmis par une tradition qui dit de ses pensées[3] qu'elles sont « un sentier impraticable » et que celui qui s'y engage sans initiation y trouve « l'obscurité et les ténèbres », mais que ce même sentier devient « plus clair que le soleil » pour celui qui y marche conduit par un myste. Et lorsqu'il est rapporté qu'il déposa son livre dans le temple d'Artémis, cela veut dire que seuls les initiés pouvaient le comprendre. Voir : Edmund Pleiderer : « Die Philosophie des Heraklit von Ephesos im Lichte des Mysterienidee » (La philosophie d'Héraclite d'Éphèse à la lumière des Mystères) Berlin 1866. Héraclite était appelé « l'obscur », parce que seule la lumière émanée des Mystères donnait la clef de ses conceptions.
Il nous apparaît comme une personnalité pénétrée du très grand sérieux de la vie. On voit clairement à ses traits, si l'on est capable de se les représenter, qu'il portait en lui une connaissance profonde et secrète, et dont il savait que les mots ne peuvent qu'y faire allusion, mais non l'exprimer. C'est d'une telle attitude intérieure qu'est sortie sa célèbre maxime : « Tout s'écoule »[4], que Plutarque explique ainsi : « On ne peut descendre deux fois dans le même fleuve et l'on ne peut pas non plus saisir deux fois dans le même état une substance mortelle. Des changements vifs et rapides en dispersent les éléments, puis les réunissent à nouveau, ou plutôt ce n'est pas à nouveau ni plus tard, c'est simultanément qu'elle se constitue et se défait, apparaît et disparaît. »[5] L'homme qui pense ainsi a pénétré la nature des choses périssables. Car il s'est senti poussé à caractériser la nature de l'éphémère par les mots les plus frappants. On ne peut pas donner une telle caractéristique quand on ne mesure pas l'éphémère à l'éternel, et en particulier on ne peut pas étendre cette caractéristique à l'homme quand on n'a pas regardé en lui. Or, Héraclite a étendu cette caractéristique à l'homme : « C'est même chose que vie et mort, veille et sommeil, jeunesse et vieillesse : ce sont mutuelles métamorphoses. »[6] Cette phrase exprime une parfaite connaissance de la personnalité inférieure qui n'est qu'une vaine apparence. Il le dit plus vigoureusement encore : « Vivre de mort et mourir de vie. »[7] Cela ne signifie rien d'autre que : c'est au point de vue de l'éphémère seulement que la vie a plus de prix que la mort. Mourir, c'est disparaître pour faire place à une vie nouvelle ; mais l'éternel vit dans cette vie nouvelle comme dans l'ancienne. Le même élément éternel apparaît dans la vie périssable comme dans la mort. Une fois que l'homme a saisi cet élément éternel, il considère la mort et la vie avec la même égalité d'âme. La vie n'a pour lui une valeur particulière que s'il ne parvient pas à éveiller en lui cet élément éternel. On peut répéter mille fois la maxime : « Tout s'écoule » ; si on ne la prononce pas dans ce sentiment, elle est vaine. La connaissance de l'éternel devenir est sans valeur si elle ne nous élève pas au-dessus de ce devenir. C'est le détachement du désir de vivre attaché à l'éphémère qu'Héraclite a en vue dans cette science. « Comment pourrions-nous dire de notre vie quotidienne : 'Nous sommes' quand, du point de vue de l'éternel, nous savons que 'nous sommes et ne sommes pas’. »[8] « Hadès et Dionysos sont le même », dit un fragment d'Héraclite[9]. Dionysos, le dieu de la joie de vivre, de la germination et de la croissance, est celui pour lequel on célébrait les fêtes dionysiaques : pour Héraclite il est le même que Hadès, le dieu de la destruction et de l'anéantissement. Celui qui voit la mort dans la vie et la vie dans la mort, et l'éternel en tous les deux, éternel qui transcende la vie et la mort, celui-là seul voit sous leur vrai jour les défauts et les avantages de l'existence. Les défauts eux aussi se justifient, car l'éternel vit aussi en eux. Ce qu'ils sont du point de vue de la vie inférieure limitée, ils ne le sont qu'en apparence. « Il ne vaudrait pas mieux pour les hommes que tous leurs désirs fussent satisfaits. La maladie fait de la santé une joie : ainsi font le mal pour le bien, la faim pour la satiété, la peine pour le repos. »[10] « La mer contient l'eau la plus pure et la plus corrompue : pour les poissons, buvable et salutaire, pour les hommes imbuvable et mortelle. »[11] Ce qu'Héraclite veut souligner au premier chef, ce n'est pas la fragilité des choses terrestres, mais la splendeur et la majesté de l'éternel. Il a prononcé contre Homère, contre Hésiode et contre les érudits du jour des propos violents. Il voulait souligner le caractère de leur pensée, qui ne s'attache qu'aux choses périssables. Il ne voulait pas de dieux nantis de qualités empruntées au monde éphémère. D'autre part, une science qui n'étudie que les lois du devenir et de la mort ne lui paraissait pas digne d'être considérée comme la science suprême. Pour lui, un être éternel parle à travers ce qui passe. Et pour désigner cet être éternel, il emploie un symbole profond : « Le monde est une harmonie de tensions tour à tour tendues et détendues, comme celle de la lyre et de l'arc. »[12] Que ne trouve-t-on pas dans cette image ? L'unité est atteinte par la disjonction des forces et par l'harmonisation des puissances contraires. Une note ne contrarie-t-elle pas l'autre ? Et pourtant, elles produisent ensemble l'harmonie. Appliquons ce principe au monde de l'esprit et l'on a cette pensée d'Héraclite : « Immortels mortels, et mortels immortels qui vivent la mort de ceux-là et meurent de la vie de ceux-ci. »[13]
Pour l'homme, la faute originelle, c'est de s'attacher à l'éphémère par la connaissance. Il se détourne par-là de l'éternel. La vie devient alors dangereuse. Ce qui advient à l'homme lui arrive par elle, mais ce qui lui advient perd son aiguillon s'il n'attache plus à la vie une valeur absolue. Alors son innocence lui est rendue, comme si de ce qu'on appelle le sérieux de la vie il pouvait revenir à l'enfance. L'adulte prend au sérieux une foule de choses qui servent de jouets à l'enfant. Mais celui qui sait devient comme l'enfant. Considérées du point de vue de l'éternité, les valeurs « sérieuses » perdent leur prix pour le sage. La vie alors apparaît comme un jeu. Voilà pourquoi Héraclite appelle l'éternel « un enfant qui joue » et l'éternité : « le règne d'un enfant »[14]. En quoi consiste la faute originelle ? A prendre au grand sérieux ce qui ne le mérite pas. Dieu s'est déversé dans l'univers. Celui qui prend les choses sans y trouver Dieu, prend « les tombeaux de Dieu » pour Dieu lui-même. Pour être sage, il devrait jouer avec les choses comme l'enfant ; mais il devrait employer son sérieux à en faire sortir le Dieu ensorcelé qui y sommeille.
La contemplation de l'éternel brûle et consume l'idée illusoire que l'homme se fait ordinairement des choses. L'esprit dissout les pensées qui viennent des sens, il les fait fondre. Il est un feu dévorant. Telle est la signification transcendante de cette pensée d'Héraclite : le Feu est la substance primordiale de toute chose. Sans doute faut-il prendre cette pensée tout d'abord comme une explication physique de l'univers. Mais personne ne comprend Héraclite qui ne pense pas de lui ce que Philon[15], vivant aux premiers temps du christianisme, pensait de la Bible. « On en voit, dit-il, qui, dans la croyance que les lois publiées sont les symboles d'objets conceptuels, apportent là une excessive minutie et ici une molle négligence ; et je pourrais leur reprocher leur facilité d'humeur. Car ils auraient dû penser à deux tâches : en même temps qu'à une recherche plus précise des réalités invisibles, à une observation irréprochable de la loi extérieure. »[16]
Discuter la question de savoir si Héraclite a entendu par la notion de « Feu » le feu physique, ou si « le Feu » n'était que le symbole de l'esprit éternel, qui dissout et recompose toute chose, c'est dénaturer sa pensée. Il a voulu dire ces deux choses et aucune des deux. Car pour lui, l'esprit vivait aussi bien dans le feu ordinaire. Et la force qui agit dans le feu en tant que force physique, agit sur un plan supérieur dans l'âme humaine qui fond dans ses creusets la sagesse des sens pour en tirer la conscience de l'Éternel.
Héraclite, précisément, peut être facilement méconnu. Il fait du « combat » le père des choses. Mais le combat est bien pour lui le père des « choses », non le père de l'Éternel. S'il n'y avait pas de contradictions dans le monde, si les intérêts les plus divers n'y entraient pas en lutte, le monde du devenir et des choses éphémères n'existerait pas. Mais ce qui se manifeste dans cette lutte, ce qui se déverse en elle, ce n'est pas le combat, c'est l'harmonie. Justement parce que la guerre est dans les choses, l'esprit du sage doit passer sur elles comme le feu et les changer en harmonie.
Ce point est la source d'où rayonne une des grandes pensées de la sagesse d'Héraclite. Qu'est-ce que l'homme comme être personnel ? C'est par le développement de l'idée suivante qu'Héraclite répond à cette question : l'homme est formé d'éléments contraires dans lesquels la divinité s'est déversée. C'est ainsi qu'il se trouve, qu'il perçoit l'esprit en lui-même. L'esprit issu de l'éternel. Cet esprit naît de la lutte des éléments entre eux. Mais il doit aussi calmer les éléments. Dans l'homme la nature créatrice se dépasse elle-même. C'est la force universelle qui a engendré la lutte et le mélange - et qui doit maintenant mettre fin à cette lutte par sa sagesse. Nous touchons ici du doigt la grande dualité qui vit dans l'homme, l'éternelle discordance entre le temporel et l'éternel. Par l'éternel il est devenu quelque chose de tout à fait déterminé ; de cet être déterminé, il doit faire naître un être supérieur. Il est dépendant et indépendant. Il ne peut prendre part à l'esprit éternel qu'il contemple que selon la proportion du mélange que cet esprit a créé en lui. Et c'est précisément pour cela qu'il est appelé à former de l'éternel avec du temporel. L'esprit agit en lui, mais il agit d'une certaine façon. Il agit à partir du temporel. Qu'une chose périssable puisse agir comme une chose éternelle, qu'elle s'accroisse et se dynamise jusqu'à devenir une puissance indestructible, voilà le trait particulier de l'âme humaine. Cela fait qu'elle ressemble à la fois à un dieu et à un ver de terre. L'homme tient le milieu entre Dieu et l'animal. Cette force de croissance, cette vigueur en lui, c'est son élément démonien[17] . C'est ce qui vit en lui et veut aller au-delà de lui. Héraclite a caractérisé ce fait en termes frappants : « Le daïmon de l'homme est sa destinée. »[18] (« Daïmon » est pris ici au sens du grec - au sens moderne on devrait dire : « esprit ».)
L'homme est porteur de son daïmon, et ce daïmon n'est pas enfermé dans les limites de la personnalité ; pour lui la naissance et la mort de la personne humaine n'ont pas de sens. Quel est donc le rapport entre cet élément démonien qui dure, et l'être personnel qui naît et qui périt ? Ce dernier n'est qu'une forme passagère. Celui qui a reconnu son daïmon commence à regarder au-delà de lui-même, en arrière et en avant. L'expérience du démonien qu'il a vécue en lui-même lui prouve sa propre éternité. À ce génie personnel, à cette âme divine il ne peut plus attribuer la seule fonction sous laquelle ce génie se montre au jour. Le daïmon ne peut pas s'enfermer dans une seule personnalité ; il a la force d'en animer beaucoup. Ainsi la grande idée de la réincarnation jaillit comme tout naturellement des prémisses d'Héraclite. Et non seulement l'idée, mais l'expérience de cette réincarnation. La pensée ne fait que préparer l'expérience. Celui qui découvre l'élément démonien dans son être, ne le trouve pas comme une chose innocente, comme une feuille blanche. Il le trouve doué de qualités. D'où celles-ci lui viennent-elles ? Pourquoi ai-je ces dispositions ? Parce que d'autres personnalités ont déjà travaillé à mon daïmon. Et que devient le travail que j'accomplis sur mon daïmon, du moment que son rôle ne finit pas avec ma personnalité ? Je travaille pour une personnalité future. Entre moi et le principe universel s'interpose quelque chose qui me dépasse ; mais qui n'est pas encore de même nature que la divinité. C'est mon daïmon qui se place entre elle et moi. Mon Aujourd'hui n'est que le produit de mon Hier ; mon Demain sera le produit de mon Aujourd'hui : ainsi ma vie est le fruit d'une vie précédente et sera le terrain d'où naîtra une vie future. De même que l'homme voit de nombreux jours vécus derrière lui et de nombreux jours à vivre devant sa route, ainsi l'âme du sage aperçoit de nombreuses vies dans son passé et de nombreuses vies dans son avenir. Les pensées, les aptitudes que j'ai acquises hier, je m'en sers aujourd'hui. N'en est-il pas ainsi dans la vie ? Les hommes n'entrent-ils pas avec les facultés les plus diverses dans l'horizon de l'existence ? D'où vient cette diversité ? Vient-elle du néant ?
Nos sciences de la nature tirent vanité d'avoir chassé du domaine de la vie organique la notion de miracle. David Frédéric Strauss[19] qualifie de grande conquête des temps nouveaux le fait que nous ne nous représentons plus un être parfaitement organisé comme un miracle sorti du néant. Nous comprenons la perfection quand nous pouvons l'expliquer par une évolution à partir de l'imparfait. La structure du singe n'est plus un miracle si nous considérons les poissons primitifs comme des ancêtres dont il est issu par transformations progressives. Consentons donc à considérer comme juste pour l'esprit ce qui nous paraît légitime vis-à-vis de la nature. Faut-il qu'un esprit parfait naisse des mêmes conditions qu'un esprit imparfait ? Un Gœthe des mêmes conditions qu'un Hottentot quelconque ? Les antécédents d'un singe ressemblent aussi peu à ceux d'un poisson que les antécédents de l'esprit de Gœthe à ceux d'un sauvage. La généalogie spirituelle de l'esprit de Gœthe n'est pas la même que celle de l'esprit primitif. En Gœthe, l'esprit a davantage d'ancêtres que dans un sauvage. Que l'on considère en ce sens la doctrine de la réincarnation, et l'on n'y verra plus rien d'anti-scientifique. Mais on saura s'expliquer les inclinations particulières et les facultés de chaque âme. On n'admettra pas ce qui est donné pour chaque individualité comme un miracle. Si je sais écrire, je le sais au fait d'avoir appris. Celui qui n'a jamais tenu une plume ne peut pas se mettre tout à coup à écrire. Mais on admet que le « coup d'œil génial » de l'un ou de l'autre, il le doit à un miracle. Non - ce « coup d'œil génial » doit être lui aussi une acquisition : il faut qu'il ait été appris. Lorsqu'il apparaît dans une personnalité, nous l'appelons « esprit ». Mais cet esprit a été lui aussi à l'école. Il s'est acquis dans une vie précédente la faculté qu'il met en œuvre dans celle-ci. C'est sous cette forme, et sous cette forme seulement, qu'Héraclite et d'autres sages grecs entrevoyaient la pensée de l'éternité. Il n'a jamais été question chez eux d'une continuation de la personnalité terrestre après la mort. Qu'on relise à cet égard certains vers d'Empédocle[20]. (490-430 av. J.C.). Il dit de ceux qui n'acceptent les données de l'expérience que comme des miracles :
Êtres puérils ! Car ils n'ont point souci de pensées profondes
Ceux qui croient fermement que ce qui peut naître n'existe pas
Ou que quelque chose peut entièrement périr et se détruire tout à fait.
Car de ce qui n'existe en aucune manière, il est inconcevable que quelque chose naisse
Et que l'existant doive entièrement périr est aussi impossible qu'incroyable ;
Car il demeurera toujours là où chacun l'aura chaque fois placé.
Un homme sage ne tirerait jamais du fond de son âme l'oracle suivant :
A savoir qu'aussi longtemps qu'ils vivent ce qu'ils nomment leur vie,
Qu'aussi longtemps seulement ils existent et souffrent malheur et bonheur,
Tandis qu'avant que les mortels aient été formés et après leur dissolution, ils ne seraient absolument rien[21].
La question de savoir si l'homme renferme une essence éternelle n'était même pas posée par le sage grec, mais seulement celle de savoir en quoi consiste cet élément éternel et comment l'homme peut l'enclore et le cultiver en lui. Car il était évident pour lui dès l'abord que l'homme est un intermédiaire entre le terrestre et le divin. Il n'était pas question d'un divin en dehors et au-delà du monde. Le divin vit dans l'homme ; et là il vit d'une façon humaine. Il est la force qui pousse l'homme à se rendre lui-même de plus en plus divin. Celui-là seul qui pense ainsi peut dire comme Empédocle :
Si quittant le corps tu t'élances vers le libre éther,
Tu deviens un dieu immortel, échappant à la mort[22].
Que peut-on faire à ce point de vue pour une vie humaine ? On peut l'initier à l'ordre magique du cercle de l'Éternel. Car elle doit contenir des forces que la simple vie selon la nature ne développe pas. Et cette vie pourrait passer inutilisée si ces forces étaient laissées en friche. En ouvrir la source : rendre par là l'homme plus semblable au divin ; telle était la tâche des Mystères. Telle était aussi la tâche des sages grecs. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre la parole de Platon : « Quiconque, disent-ils, arrivera chez Hadès sans avoir été initié ni purifié, aura sa place dans le bourbier, tandis que celui qui aura été purifié et initié, celui-là, une fois arrivé là-bas, aura sa résidence auprès des dieux. »[23] Il s'agit ici d'une pensée d'immortalité dont la signification est incluse dans la totalité de l'univers. Tout ce qu'entreprend l'homme pour éveiller l'éternel en lui, il le fait pour rehausser la valeur de l'existence dans le monde. Dans l'acte de connaissance, il n'est pas un contemplateur oisif de l'univers qui se fait une image de ce qui, sans lui, existerait aussi. Sa faculté de connaissance est une force supérieure, une force créatrice de la nature. L'esprit dont l'éclair jaillit de sa conscience est le feu divin qui était en lui ensorcelé et qui, sans son activité connaissante, serait demeuré enseveli en attendant qu'un autre le libère. Ainsi la personnalité humaine ne vit-elle pas en elle-même et pour elle-même, elle vit pour le monde. La vie s'élargit bien au-delà de l'existence individuelle quand on la considère de ce point de vue. Il nous fait comprendre cette pensée de Pindare[24] qui nous ouvre une perspective sur l’éternel : « Heureux celui qui les a vus avant de descendre sous la terre, car il sait quelle est l'issue de la vie ; il sait, que notre race remonte à Jupiter. »[25]
On comprend l'attitude fière et la vie solitaire des sages comme Héraclite en fut un. Ils pouvaient affirmer fièrement d'eux-mêmes que beaucoup de choses leur avaient été révélées, car ils n'attribuaient pas leur connaissance à leur personnalité terrestre éphémère, mais au Daïmon éternel qui était en eux. Leur fierté portait nécessairement le sceau de l'humilité et de la modestie, comme l'expriment ces paroles : « Toute science des choses périssables est dans un flux perpétuel comme ces choses elles-mêmes. Héraclite appelle l'univers éternel un jeu ; il pourrait l'appeler aussi bien la chose la plus sérieuse qui soit. Mais le mot « sérieux » a perdu sa force par son application aux événements terrestres. Le jeu auquel se livre l'éternel avec les choses périssables rend à l'homme la sécurité qu'il avait perdue en prenant ces choses au sérieux. »
Une autre conception de l'univers s'est établie sur la base des Mystères, celle de la communauté pythagoricienne, fondée au sixième siècle avant Jésus-Christ par Pythagore[26] dans l'Italie méridionale. Les pythagoriciens voyaient le fondement des choses dans les nombres et dans les figures géométriques dont ils étudiaient les lois par les mathématiques. Aristote[27] dit d'eux : « Ils se consacrèrent les premiers aux mathématiques et les firent progresser. Nourris dans cette discipline, ils estimèrent que les principes des mathématiques sont les principes de tous les êtres. Et comme de ces principes les nombres sont, par nature, les premiers, et que, dans les nombres, ils croyaient apercevoir une multitude d'analogies avec tout ce qui est et devient, plus qu'ils n'en apercevaient dans le Feu, la Terre et l'Eau (telle détermination des nombres étant la justice, telle autre l'âme et l'intelligence, telle autre le temps critique, et de même, pour ainsi dire, pour chacune des autres déterminations) ; comme ils voyaient, en outre, que des nombres exprimaient les propriétés et les proportions musicales ; comme enfin toutes les autres choses leur paraissaient, dans leur nature entière, formées à la ressemblance des nombres, et que les nombres semblaient être les qualités primordiales de l'univers : dans ces conditions, ils considérèrent que les principes des nombres sont les éléments de tous les êtres et que le Ciel tout entier est harmonie et nombre. »[28] L'examen mathématique et scientifique des phénomènes naturels ramène forcément toujours à un certain pythagorisme. Quand une corde d'une certaine longueur est pincée, il se produit un certain son. Si l'on raccourcit la corde de différentes longueurs selon des nombres déterminés, des sons nouveaux se produiront. On peut exprimer en chiffres la hauteur des sons. La physique exprime aussi les rapports des couleurs par des nombres. Quand deux corps se combinent en un seul, une certaine quantité de l'un se combine toujours dans la même proportion avec une certaine quantité de l'autre. Le sens de l'observation des pythagoriciens était dirigé sur ces lois de la mesure et du nombre dans la nature, où les figures géométriques jouent un rôle analogue. L'astronomie par exemple est une mathématique appliquée aux corps célestes. Un fait avait pris pour la faculté de représentation des pythagoriciens une grande importance : l'homme explore en lui seul et par des opérations purement mentales les lois des nombres et des figures. Lorsqu'il regarde ensuite la nature, il constate que les choses obéissent à ces lois qu'il a établies en lui-même. Il forme en lui-même le concept de l'ellipse ; il en établit les lois. Et les corps célestes se meuvent dans le sens des lois qu'il a fixées. (Il n’est naturellement pas question ici des conceptions astronomiques des pythagoriciens. Ce qu'on peut en dire peut-être également dit des conceptions coperniciennes dans la perspective à considérer ici.) Il s'ensuit directement que les opérations de l'âme humaine ne relèvent pas d'une activité se déroulant hors du champ du monde extérieur, mais que l'ordre éternel du monde s'exprime à travers elles. Le pythagoricien se disait : les sens montrent à l'homme les phénomènes physiques, mais ils ne lui montrent pas l'ordre harmonieux auquel se conforment ces phénomènes. Cet ordre harmonieux, l'esprit humain doit le trouver en lui-même avant de le retrouver dans le monde extérieur. Le sens profond du monde, ce qui le régit, sa loi éternelle et nécessaire, voilà ce qui apparaît dans l'âme humaine et ce qui devient en elle une réalité présente. C'est dans l'âme que se révèle le sens de l'univers. Ce sens ne réside pas dans ce que nous voyons, entendons et touchons, mais dans ce que l'âme tire de ses arcanes pour le porter à la lumière. Les lois éternelles sont donc déposées dans les profondeurs secrètes de l'âme. Qu'on descende dans l'âme ; on y trouvera l'éternel. Dieu, l'éternelle harmonie du monde, est dans l'âme humaine. L'élément psychique ne se borne pas à la substance corporelle qui est enfermée dans la peau. Car ce qu'enfante l'âme, ce ne sont rien moins que les lois d'après lesquelles les mondes tournent dans les espaces célestes. L'âme ne réside pas dans la personnalité. La personnalité n'est qu'un organe par lequel l'ordre qui régit les espaces peut s'exprimer. Il y a comme un reflet de l'esprit de Pythagore dans ce qu'a dit un Père de l'Eglise, Grégoire de Nysse[29] : « On dit que la nature humaine est quelque chose d'étroit et de limité, tandis que Dieu est infini, et l'on ajoute : comment l'infiniment petit embrasserait-il l'infiniment grand ? Mais qui oserait prétendre que l'infini de la divinité est contenu dans le réceptacle étroit de la chair ? Car la nature spirituelle de l'homme n'est pas enfermée dans les limites étroites de son corps. Il est vrai que la masse du corps est limitée par les corps voisins, mais l'âme s'étend librement dans tout l'univers par les mouvements de la pensée. »
L'âme n'est pas la personnalité, l'âme appartient à l'infini. À ce point de vue, les pythagoriciens devaient tenir pour insensés ceux qui s'imaginent que l'âme n'est rien de plus que la personnalité.
Pour les pythagoriciens aussi, le point essentiel était le réveil de l'éternel dans l'âme, la connaissance était pour eux un commerce avec l'éternel. Plus l'homme avait pu l'amener en lui à l'existence et plus il devait leur sembler grand. La vie dans leur communauté était consacrée à cultiver le contact avec l'éternel. L'éducation pythagoricienne consistait à guider les adeptes vers ce contact. Cette éducation était donc une initiation philosophique et les pythagoriciens eurent bien le droit de dire que par leur mode de vie ils aspiraient au même but que les cultes des Mystères.
Rudolf Steiner
[Caractères gras : SL]
Notes
[1] « Ils risquent fort… », Platon, Phédon, 69 c, Œuvres complètes, éditions de la Pléiade, traduction de Léon Robin, page 782
[2] Héraclite d'Ephèse (vers 535-475 avant Jésus Christ), philosophe pré-socratique.
[3] « Une tradition qui dit de ses pensées… », transmise par Diogène Laerce (troisième siècle après Jésus-Christ), dans ses « Vies et opinions de philosophes célèbres ».
[4] « Tout s'écoule... ». Cette phrase ne se trouve pas parmi les fragments d'Héraclite qui ont été conservés, mais passait déjà dans l'Antiquité pour exprimer une idée centrale de son enseignement. Voir Aristote « Du Ciel », 3, 1.
[5] « On ne peut descendre deux fois… », Plutarque, « Sur l’E de Delphes », Paris 1941, Traduction de Robert Flacelière, page 62.
[6] « C'est la même chose que vie et mort… », Héraclite, fragment cité dans « Héraclite » par Yves Battistini, Paris, 1955, page 36.
[7] « Vivre de mort et mourir de vie », op.cit, page 32
[8] « Nous sommes… », Fragment 81.
[9] « Hadès et Dionysos sont le même... », Héraclite, Fragment B 15.
[10] « Il ne vaudrait pas mieux pour les hommes... », Héraclite, op.cit, traduction de Yves Battistini, page 38.
[11] « La mer contient l'eau la plus pure… », op.cit, page 31.
[12] « Le monde est une harmonie… », op.cit, page 31.
[13] « Immortels mortels… », op.cit, page 33.
[14] « L'éternité est un enfant… » op.cit, page 32.
[15] Philon d'Alexandrie (Philon le Juif, vers 25 avant Jésus Christ - 50 après Jésus Christ), philosophe juif de l'époque hellénistique. Voir au chapitre « Christianisme et sagesse païenne ».
[16] « On en voit… », Philon d'Alexandrie, De la migration d'Abraham, Paris, 1957, traduction de René Cadiou, page 48.
[17] Nous reprenons ce terme employé avec bonheur par Schuré - pour éviter « démon » qui a pris un sens péjoratif - dans sa traduction de l'édition 1902, afin « de rendre le sens noble qu'il avait dans l'initiation hellénique ». N.d.T.
[18] « Le daïmon de l'homme est sa destinée… », Héraclite, Fragment B119
[19] David Friedrich Strauss (1808-1874), théologien et écrivain protestant. « Der alte und der neue Glaube. Ein Bekenntnis » (L'ancienne et la nouvelle foi. Une confession), Leipzig, 1872.
[20] Empédocle d'Agrigente (vers 490-430 avant Jésus-Christ), philosophe pré-socratique, législateur et médecin en Sicile et en Italie méridionnale.
[21] « Êtres puérils !... », Empédocle, traduction de Jean Zafiropoulo, Paris, 1953, page 238.
[22] « Si quittant le corps… », non attesté par les fragments connus d'Empédocle (ote de l'éditeur allemand).
[23] « Quiconque arrivera chez Hadès… », Platon, op.cit, page 782.
[24] Pindare (vers 518-446 avant Jésus Christ), poète grec thébain.
[25] « Heureux celui… », Pindare, Œuvres complètes, Paris, 1912, traduction de C. Poyard, page 243.
[26] Pythagore de Samos (vers 580-496 avant Jésus Christ), philosophe pré-socratique ; aucun exposé écrit de sa doctrine ne nous a été transmis (note de l'éditeur allemand).
[27] Aristote (384-422 avant Jésus-Christ), élève de Platon et éducateur d'Alexandre le Grand. Il a créé les bases de presque tous les domaines scientifiques.
[28] « Ils se consacrèrent les premiers… », Aristote, « Métaphysique », Paris, 1953, traduction de Jean Tricot, page 41-42.
[29] Grégoire de Nysse (vers 334-394 après Jésus Christ), père de l'Église, évêque de Nysse (Cappadoce).
Note de la rédaction À NOTER: bien des conférences de Rudolf Steiner qui ont été retranscrites par des auditeurs (certes bienveillants), comportent des erreurs de transcription et des approximations, surtout au début de la première décennie du XXème siècle. Dans quasi tous les cas, les conférences n'ont pas été relues par Rudolf Steiner. Il s'agit dès lors de redoubler de prudence et d'efforts pour saisir avec sagacité les concepts mentionnés dans celles-ci. Les écrits de Rudolf Steiner sont dès lors des documents plus fiables que les retranscriptions de ses conférences. Toutefois, dans les écrits, des problèmes de traduction peuvent aussi se poser allant dans quelques cas, jusqu'à des inversions de sens ! |
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