Bonjour,
J'ai pris connaissance du courrier de Christian Lazaridès, et je respecte évidemment 50 ans de combat sincère. Mais la publication de la conférence de Rudolf Steiner sur le jésuitisme et les exercices spirituels d'Ignace de Loyola, conférence que j'ai déjà lue il y a longtemps, saute à mes yeux dans la citation suivante : "Ces images sont donc les instruments d’une action directe ; car il est strictement interdit au novice de penser, de réfléchir sur ces images. Une seule chose est autorisée : placer devant soi les imaginations qu’on vient de décrire."
En effet, c'est justement parce que Pierre Teilhard de Chardin s'est mis à penser sur ces images et à leur lien avec les phénomènes naturels qu'il a suscité la colère de son ordre et de l'Eglise entière.
Au-delà de l'appartenance à l'ordre, en effet, il restait le karma, et pour ma part j'ai toujours été étonné du lien qui existait entre l'esprit de Teilhard de Chardin et celui de Cicéron, le grand philosophe romain que Steiner disait initié. Le jésuitisme même renvoie à l'ancienne Rome. Et la force individuelle de Teilhard l'a selon moi empêché d'être asservi intérieurement, même si : 1°, il a accepté, extérieurement, de se soumettre, par principe, qui est un principe général catholique, existant aussi chez les moines (la réserve individuelle absolue) ; 2°, il a hésité à défier l'Eglise et son ordre jusqu'à réaliser ce qu'il entrevoyait grâce à son génie individuel, la possibilité d'une science rationnelle pénétrant imaginativement le monde psychique.
De fait, même l'initiation la plus sévère ne peut vaincre le noyau individuel divin qui est en chacun de nous, et le karma individuel de Pierre Teilhard de Chardin défiait donc la règle, y faisait exception. C'est ce que j'ai voulu dire avec mon propre article. Remarquablement, il insistait lui-même sur le noyau individuel invisible dont était émané tout nouveau stade évolutif. Il est bien possible qu'il se soit pensé comme exemple de la chose. J'ajouterai que, à titre personnel, j'ai lu Teilhard dont ma grand-mère m'avait laissé en mourant les œuvres complètes, et l'ai beaucoup aimé ; puis j'ai lu Steiner, et l'ai beaucoup aimé aussi. S'il faut donc évoquer son expérience personnelle, chacun a les siennes, c'est comme pour le Christ.
Rémi Mogenet, PhD
Docteur en Littérature à l'université de Savoie
https://montblanc.hypotheses.org/
Post-scriptum. Depuis que j'ai envoyé le courrier ci-dessus, Christian Lazaridès a ajouté à son propre noble courrier un précieux document recensant des articles de blogs où je parle de Pierre Teilhard de Chardin, et cela a suffi à lui faire évaluer mon intérêt pour celui-ci comme "impulsion de fond". Je sais que certains anthroposophes pensent que le calculable ne se recoupe qu'avec du futile et de l'illusoire, mais ce jugement aurait pu être utilement nourri de preuves statistiques. J'ai tellement écrit sur des blogs ! Au reste je pense que Christian Lazaridès a oublié de recenser mon blog académique Lettres du mont-Blanc, j'ai bien dû y parler aussi de Teilhard. Sans parler de mes livres 777 Aphorismes ésotériques et La Sœur de Merlin, où j'ai bien dû l'évoquer aussi. Sans preuves statistiques, néanmoins, il y a ma grand-mère, à laquelle je fais allusion ci-dessus, c'est peut-être une justification du jugement, je me souviens qu'elle vantait sans arrêt les mérites de Jean-Paul Sartre, que je cite souvent aussi. Mais pour lui elle n'a pas eu à me donner ses livres, je me suis contenté de lire Sartre à l'université, il y est constamment étudié : pour lui la famille n'est pas nécessaire. Pour Teilhard c'est différent, l'université publique ne l'aime pas, il ne survit que par la famille. Évidemment, quand on n'a lu aucun jésuite on n'est obscurci par aucune voie occulte pernicieuse, on peut être clairvoyant facilement sur les impulsions de fond des gens. Mais je dirai quand même que quand on a choisi de s'incarner dans la francophonie il faut lire les francophones, et que quand on les a lus il est normal de les citer. L'impulsion de fond consistant à naître en pays francophone et à ne citer que des Allemands est curieuse. Parmi les francophones certains ont eu une vraie pénétration des mystères, même si, comme le disait Georges Gusdorf (précisément de Teilhard), c'était à la mode française, c'est-à-dire avec une langue qui tend d'emblée à l'abstraction, et qu'il faut apprécier comme telle (même si le célèbre jésuite réfractaire a essayé de créer une langue nouvelle et originale pour exprimer les nouveaux concepts qu'il a entrevus). J'ajoute que Steiner a loué, parmi les francophones, le Savoyard Joseph de Maistre, qui a été enterré dans l'église des Saints Martyrs de Turin, normalement réservée aux Jésuites défunts, bien qu'il ne fût pas officiellement tel, étant marié et laïc. Steiner a bien dit que, quoique lié au catholicisme piémontais, Maistre avait eu une vraie clairvoyance. Au contraire, il a ironisé sur Louis-Claude de Saint-Martin, qui n'avait aucun lien avec les Jésuites, à la grande joie des anthroposophes amateurs de franc-maçonnerie, qui peuvent le mettre en avant en rééditant son (excellent, quoi qu'ait dit Steiner) Crocodile. Tout n'est pas en effet aussi simple que les petits Français le croient, entre les bons et les méchants, la vie réelle est plus complexe. L'anthroposophie n'y change rien.