Sur le site www.tri-articulation.info, le philosophe Daniel Zink a publié un article en deux parties qui porte sur la pensée de Kant, laquelle imprègne actuellement très largement notre «culture» actuelle, et en particulier le monde scientifique. Les conséquences de cette pensée sont d’une portée incalculable, y compris dans notre vie quotidienne.
La rédaction de son article a été stimulée par une interview publiée sur le site aether.news (ce site est une émanation de la Société anthroposophique universelle à Dornach). La personne interviewée, qui porte d’importantes responsabilités au Goetheanum, siège mondial de ladite Société, y partage plusieurs conceptions dont certaines sont des erreurs (pour ne pas dire de grossières erreurs) au sujet de Kant et de Rudolf Steiner. Il n’était pas possible de ne pas y donner suite et c’est ce que Daniel Zink a fait.
Dans ces deux écrits, il montre entre autres en quoi la pensée de Rudolf Steiner réfute celle de Kant et la dépasse très largement, notamment au niveau épistémologique et au niveau de la conception de la liberté de l’être humain. Il met aussi clairement en relief des propos erronés contenus dans l’interview susmentionnée (ainsi que le fait que le Goetheanum n’en n’est pas, hélas, à son coup d’essai dans ce domaine).
Cet article constitue aussi, à notre sens, une brillante invitation à penser avec sérieux, profondeur et rigueur les fondements de l’anthroposophie. Ce travail de pensée et de discernement constitue la meilleure façon d’être en mesure d’identifier d’éventuelles «erreurs» dans des textes et propos se réclamant de l’anthroposophie, quelle que soit leurs auteurs, bien souvent de bonne foi,… et de ne pas se laisser entraîner dans toutes sortes d’égarements aux conséquences plus ou moins délétères.
Pour chacune des parties de son article, Daniel Zink a écrit une version plus développée… ce qui fait quatre documents en tout. Faites vos choix en cliquant sur les onglets ad hoc. Les quatre documents sont publiés originellement sur le site www.tri-articulation.info (voir les liens d'accès spécifiques dans chaque onglet).
Sur ce site il est possible d’en obtenir une version au format PDF (cliquez sur le bouton "PDF" ; les liens vers les notes de bas de page y sont actuellement actifs (pas sur soi-esprit.info).
La rédaction
Partie 1/2
Une pensée « qui ronge et qui émiette » et une lumière solaire (1/2)
Auteur : Esprit et Nature
Publié le : 11-04-2023
Catégorie : Philosophie
Page web originelle (liens et bouton PDF activés)
« Quand donc les hommes (…) sauront-ils mesurer de nouveau le sens d’une philosophie à l’étiage de leur « tréfonds le plus sacré » ?[1] »
Friedrich Nietzsche
[Ce texte existe aussi dans une version plus développée, accessible en cliquant ici.]
Les prochains articles sur l'Ukraine suivront bientôt, mais il a semblé important de publier d'abord le présent article. L’une des incitations à sa rédaction a été la découverte d’une interview sur aether.news : « L’anthroposophie ne commence pas avec Rudolf Steiner[2] ». Cette publication est intéressante et en partie pertinente, mais aussi en partie très problématique. La critique qui suit ira cependant bien au-delà de ce qui concerne les mouvements et institutions se réclamant de l’anthroposophie, car les enjeux dont il s’agit concernent la culture de notre époque dans son ensemble. Et à travers la culture et la pensée, ce sont les forces vitales intérieures elles-mêmes qui sont en jeu, d’une manière cruciale.
Ce qu’il y a d’essentiel dans ces enjeux n’a peut-être jamais été aussi bien exprimé que par un grand penseur de notre époque, dont quelques lignes ont fourni la seconde incitation à la rédaction de ce texte : il s’agit de Nietzsche, qui, dans les lignes en question, et comme bien souvent, a su formuler des choses capitales dans une grande clarté, jetant une lumière très puissante sur ce qu’il vise. Et bien que le fait dont il s’agit m’était déjà connu, cette façon dont il l’a exprimé en a fortement intensifié ma conscience. Cela m’a décidé à en traiter une nouvelle fois, plus énergiquement, en mettant en valeur ces paroles de Nietzsche, ainsi qu’en revenant sur un courant philosophique extrêmement influent et très problématique.
Commençons par ce deuxième point, donc ces réflexions de Nietzsche et ce qu’elles peuvent induire en nous. Elles concernent les effets de la pensée d’Emmanuel Kant, sans doute le philosophe le plus déterminant de notre époque. Quelques exemples, émanant de porteurs de la pensée dominante (et égarée) : Luc Ferry a déclaré que l’œuvre de Kant est « impossible à égaler[3] » ; selon Heidegger, ce penseur est « le plus grand philosophe des Lumières, peut-être même le plus grand philosophe tout court[4] » ; Popper lui a dédié l’un de ses ouvrages principaux, La société ouverte et ses ennemis ; Universalis le classe « au rang du petit nombre des très grands philosophes de tous les temps » ; Kant lui-même (dans La critique de la raison pure) qualifie de « révolution copernicienne » son apport à la philosophie ; etc., etc.
Notons d’abord que je suis bien conscient du fait que la pensée de Kant est complexe, que certains éléments se ses conceptions se prêtent à différentes interprétations, et qu’on peut considérer que ces éléments ébauchent des chemins différents de ceux qui découlent de ses écrits pris dans leur ensemble, et, en particulier, de sa théorie de la connaissance. Mais dans cet article, c’est précisément sur ce qui découle de cette œuvre dans son ensemble – et de sa vision de la connaissance –, que nous allons nous centrer. Car il est évident que c’est cela qui a exercé une influence décisive sur la culture de notre époque, non tel ou tel élément isolé de cette philosophie. Même si les idées concernées ont été déjà abordées dans plusieurs articles, sur ce site[5], nous allons nous y arrêter à nouveau, pour tenter, même si courtement, d’en saisir mieux encore la nature.
Coup d’œil sur l’essence du kantisme
Dans le domaine de la connaissance, Kant établit une séparation radicale et infranchissable entre, d’une part, les choses telles que nous les percevons et nous les représentons (ce qu’il nomme les phénomènes), et, d’autre part, les choses en elles-mêmes, les réalités telles qu’elles sont en elles-mêmes. En effet, selon ce philosophe et ses héritiers, d’une part, notre sensibilité – organes des sens, système nerveux, cerveau, etc. –, notre sensibilité formaterait les choses perçues d’une façon telle que les images, les perceptions que nous avons de ces choses n’auraient finalement plus rien à voir avec les réalités qui les ont causées[6] ; et d’autre part, nos concepts ne pourraient en aucun cas rejoindre les véritables lois de la réalité, mais constitueraient des formes, des relations valables pour l'esprit humain seulement, et que celui-ci imposerait donc aux choses[7].
Cependant, Kant présente les choses d’une manière tout à fait égarante ; car tout en développant ce qui vient d’être résumé, il affirme en même temps qu’une science certaine est néanmoins possible ; en effet, il déclare également qu’une partie des concepts humains peuvent être considérés comme nécessaires et universels[8], et qu’ils peuvent être appliqués aux phénomènes – c’est-à-dire, comme expliqué, aux choses telles qu’elles nous apparaissent, non aux choses en elles-mêmes, qui, elles, restent irréductiblement inconnaissables, selon ce philosophe[9]. Cette science « certaine », de valeur « nécessaire et universelle » dont parle Kant, on peut donc considérer qu’elle constitue, en fait, une vision sur laquelle les êtres humains peuvent se mettre d’accord, car ils possèdent les mêmes concepts, ainsi que les mêmes images ou perceptions des choses.
Mais, se demande-t-on : quelle serait la valeur d’une science qui élaborerait des lois totalement étrangères à la nature ? Et qui appliquerait ces lois à des phénomènes, des perceptions qui ne seraient en fait que des images n’existant que dans notre conscience, sans aucun vrai rapport avec les réalités qui les ont causées ? Et s’il en était ainsi, donc si tout n’était au fond qu’illusion, pourquoi les autres, autour de moi, échapperaient-ils à ce statut ? Qu’est-ce qui me permettrait de dire qu’ils sont à peu près tels qu’ils m’apparaissent, et même qu’ils existent ?
On voit donc que la vision kantienne de la connaissance est fondamentalement contradictoire. Et ce double langage qu’elle tient induit très souvent en erreur, faisant que beaucoup ignorent le scepticisme radical et figé de Kant (figé, car ne favorisant pas la recherche et l’esprit critique, mais la paralysie de la volonté de connaître).
Comment de telles contradictions peuvent-elles se maintenir, à travers des siècles ? Une des causes est sans doute celle-ci : celui qui estime que les facultés de connaissance ne sont au fond pas capables d’accéder à la réalité, celui-là ne sera pas enclin à une vraie rigueur, en matière de connaissance.
De même que Kant sépare radicalement phénomènes et choses en elles-mêmes, il sépare tout aussi radicalement connaissance et agir. Il voit bien que l’agir ou la morale est intimement lié à la question du sens de l’existence, et que cette question est elle-même intimement liée à celle de la liberté, de l’âme et de l’immortalité. Mais étant donné que dans sa vision des choses, le domaine de l’âme est tout particulièrement inconnaissable, Kant en revient à l’attitude de la foi et au principe du devoir. Il défend en effet l’idée que le domaine en question – donc celui de l’âme – peut être appréhendé par la foi, et que ce domaine se manifeste en nous par le sentiment du devoir moral. De sorte que bien qu’on ne puisse pas, selon ce penseur, se prononcer sur la réalité et la nature de l’âme, de la liberté, de Dieu, etc., on peut néanmoins postuler leur existence et régler sa vie en conséquence[10].
Certes, en faisant abstraction de tout ce qui précède (c’est-à-dire notamment de l’absence totale de lien entre la pensée et la réalité en elle-même, etc.) – mais que reste-t-il alors de la philosophie de Kant ? –, en faisant abstraction de toute cela, on peut considérer qu’une telle attitude de foi a son sens, tant qu’on ne dispose pas de mieux.
Un dépassement radical
Mais comme déjà exposé sur ce site (en particulier dans l’article Connaissance, agir et liberté : une relation primordiale[11]), nous disposons manifestement de bien mieux, notamment grâce au travail épistémologique de Rudolf Steiner, dont une prise en compte plus large est sans aucun doute une grande urgence. (Rappelons que l’épistémologie – ou théorie de la connaissance – est la science qui tente de déterminer si la connaissance est possible, et, si oui, à quelle condition elle l’est.)
Limitons-nous ici à revenir brièvement sur l’un des résultats les plus importants de ce travail épistémologique ; résultat qui constitue sans doute la réfutation la plus radicale du dogme kantien central, c’est-à-dire de l’idée selon laquelle aucune réalité ne se donnerait à nous telle qu’elle est. Il s’agit de cette observation capitale : lorsque l’être humain développe un véritable penser (c’est-à-dire une activité conceptuelle pure, pleinement consciente, excluant toute idée déjà formée et non entièrement élaborée par le moi actif et conscient), lorsque l’être humain procède ainsi, alors, lorsqu’il passe d’une idée à l’autre, il réalise ce passage uniquement en fonction des contenus de ces idées, donc en pleine connaissance de cause[12]. Cela apparaît p. ex. dans un simple calcul mathématique. Dans une simple multiplication p. ex., si elle est pensée de manière vraiment active, on peut observer comme chaque unité ou ensemble d’unités qui intervient est saisi avec clarté, tout comme le sont les rapports qu’on établit entre ces ensembles ; p. ex., deux ensembles de 4 unités chacun, qu’on met dans une relation de multiplication ; un tel exemple se prête bien à faire apparaître la différence entre un penser en tant que vraie activité et une démarche plus passive, simplement reproductrice ; on peut en effet simplement mémoriser, comme lorsqu’on apprend les tables de multiplication, que 4 x 4 = 16 ; mais on peut aussi vérifier le calcul par soi-même, en additionnant réellement 4 ensembles de 4 unités ; dans ce cas-là, aussi simple soit-il, on a déjà accompli un processus en pleine connaissance de cause, un processus auquel le moi pensant participe entièrement.
Ces faits excluent l’action, dans le penser, d’une activité inconsciente qui serait dissimulée au-delà du penser conscient et le dirigerait à son insu, que cette activité soit celle du cerveau ou celle d’un penser « en soi ». (Précision importante : ceci ne revient pas du tout à nier l’existence d’un inconscient, mais à observer que, dans les moments – certes rares – où l’on prend soin de déployer un penser dont on saisit tous les éléments en pleine conscience et activité, on ne peut être déterminé, au niveau de ce penser, par quelque chose d’insconscient).
Conséquences pour la culture et la vie
Pour mieux saisir l’urgence qu’il y a à prendre réellement en compte le travail épistémologique de Rudolf Steiner, il est important de réfléchir aux conséquences du fait de se limiter à l’attitude préconisée par Kant, donc à une foi et à des postulats. Et de se demander notamment si l’on peut en tirer assez de force pour la vie, sachant que l’impossibilité de la connaissance permet toutes les hypothèses, par rapport à la réalité en elle-même, de sorte qu’aucun postulat n’a plus de chance qu’un autre de correspondre à la réalité.
Par ailleurs, même si une part d’entre nous peut sans doute tirer de tels postulats, au moins temporairement, une certaine motivation pour la vie, il reste bien sûr toutes les questions liées aux actions précises qu’il s’agit de développer, dans les différents domaines. Par exemple, quand on doit choisir entre la vie et la mort : quelle est la valeur de l’existence d’une personne privée d’une part importante ou de la totalité de ses facultés intellectuelles ? Quelle est la valeur possible d’une existence s’accompagnant de grandes souffrances, et où celles-ci dominent ? Ou, concernant la médecine : les maladies sont-elles des phénomènes à seulement réprimer ? Ou bien, comme le défendent diverses traditions et courants, peuvent-elles favoriser le développement de facultés ou d’enseignements essentiels ? Ou encore, comment concevoir un enseignement tel qu’il favorise réellement le développement de tendances morales et de forces vitales ? (La bonne volonté ne semblant pas suffire à la réalisation d’un tel projet, si l’on en juge par l’état des sociétés modernes.) Etc., etc. Toutes ces questions renvoient directement au domaine de l’âme, des essences des choses.
Une lumière qui démasque et balaie les ombres
Nous arrivons ainsi aux pensées de Nietzsche annoncées au début. Comme mentionné, leur grand intérêt est d’avoir présenté, en toute clarté et avec une grande force, l’essence des conséquences évoquées. Étant donné la force avec laquelle les dogmes kantiens dominent, et étant donné la difficulté d’être entendu, quand on les remet en cause, on peut ressentir comme un vrai bienfait le fait qu’un grand esprit comme Nietzsche, très reconnu et estimé malgré les diverses critiques qu’on peut lui faire, on peut ressentir comme un grand bienfait qu’un tel esprit ait écrit les mots qui suivent ; mots qui, pour moi, remettent à leur place les louanges dithyrambiques citées plus haut, y compris le qualificatif de révolution philosophique associé à l’œuvre de Kant. Les mots dont il s’agit :
« Il me semble même que c’est seulement chez un petit nombre d’hommes que l’influence de Kant s’est fait sentir d’une façon vivante, pénétrant le sang et la sève. On affirme partout (…) que depuis l’acte de ce modeste savant, une révolution a éclaté dans tous les domaines intellectuels, mais je ne puis y croire. Car je n’aperçois point d’une façon précise les traces de cette révolution chez les hommes qui devraient pourtant être atteints avant que des domaines entiers aient été révolutionnés. Mais, dès que nous apercevrons l’influence populaire de Kant, celle-ci apparaîtra devant nos yeux sous la forme d’un scepticisme et d’un relativisme qui rongent et qui émiettent ; et c’est seulement chez les esprits les plus actifs et les plus nobles (...) que se présentera (...) le sentiment de douter et de désespérer de toute vérité, tel que nous le retrouvons par exemple chez Heinrich von Kleist, comme un effet de la philosophie kantienne. « Récemment, écrit-il une fois sur le ton saisissant qui lui était coutumier, récemment j’ai pris contact avec la philosophie kantienne et il faut que je te communique mes idées à son sujet, sans devoir craindre qu’elle ne t’ébranle aussi profondément, aussi douloureusement que moi... Nous ne pouvons pas décider si ce que nous appelons vérité est véritablement la vérité ou si elle nous paraît seulement telle. Dans le dernier cas, la vérité que nous cherchons ici-bas n’est plus rien après la mort et tout effort est vain d’acquérir un bien qui nous suit dans la tombe... Si la pointe de cette idée ne touche pas ton cœur, ne souris pas d’un autre qu’elle a blessé profondément, jusqu’en son tréfonds le plus sacré. Mon seul but, mon but le plus sacré, s’est évanoui et je n’en ai plus d’autre. » Quand donc les hommes éprouveront-ils de nouveau de la sorte des sentiments naturels comme ceux qu’éprouva Kleist, quand sauront-ils mesurer de nouveau le sens d’une philosophie à l’étiage de leur « tréfonds le plus sacré » ?[13] »
Oui, désespérer de la possibilité d’une vraie connaissance, c’est-à-dire d’une connaissance des choses dans leur vraie nature, désespérer d’une telle possibilité mène très certainement, en définitive, à un désespoir à l’égard de la vie dans son ensemble. Comme le suggère Nietzsche, ce n’est que du fait d’un endormissement intérieur que tant de personnes ne s’en rendent pas compte ; car, du moins à court terme, ce qu’ils pensent ne fait plus vraiment d’effet sur leur âme. Nous viendrons cependant, dans la seconde et dernière partie de cet article, à la question des effets qu’une pensée peut exercer sur le long terme.
Bien sûr, Nietzsche lui-même est très loin d’être exempt de contradictions, et une partie des conceptions qu’il a lui-même développées peuvent elles aussi, très certainement, nuire à l’âme qui ne parvient pas à faire la part des choses. Mais, comme nous venons de le voir, cela n’enlève rien à la lucidité brillante qu’il manifeste face à certains phénomènes.
DZ
[1] Nietzsche, F., Schopenhauer éducateur, p. 27, dans Considérations inactuelles, Mercure de France, 1922 [sixième édition], Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, Vol. 5, tome 2.
[2] https://www.aether.news/l-anthroposophie-ne-commence-pas-avec-rudolf-steiner/
[3] https://www.cairn.info/sagesses-d-hier-et-d-aujourd-hui--9782081494091-page-345.htm
[4] Ibid.
[5] https://www.tri-articulation.info/actualite/tous-les-articles/157-philosophie/310-une-cause-voilee-de-declin-de-leffort-de-connaissance ; https://www.tri-articulation.info/actualite/tous-les-articles/157-philosophie/308-dirigismes-sanitaires-et-autres-quelles-causes-philosophiques
[6] Notamment, car, pour Kant, le sujet structure par lui-même les choses suivant le temps et l’espace (qui constitueraient donc non des phénomènes indépendants, mais ce que Kant nomme des formes de la sensibilité du sujet lui-même) : « Nous ne pouvons donc parler d’espace, d’êtres étendus, etc., qu’au point de vue de l’homme » (Kant, E., Critique de la raison pure, 1781, Esthétique transcendantale, § 3), et « Le temps n’est pas un concept (…) général, mais une forme pure de l’intuition sensible » (Ibid., § 4). Les héritiers de Kant ont ensuite fortement étendu ces façons de voir, sur base de théories physiques et biologiques notamment. Voir en particulier Helmoltz, H. v., Les faits dans la perception, 1878, https://www.researchgate.net/publication/278819067_Les_faits_dans_la_perception_Hermann_von_Helmholtz ; voir aussi https://www.erudit.org/fr/revues/hphi/1992-v2-n2-hphi3175/800897ar.pdf
[7] « …l’entendement ne tire pas ses lois (a priori) de la nature, mais (…) les lui impose ». (Prolégomènes à toute métaphysique future, 1783, § 37.)
[8] « La nécessité et l’universalité absolues sont donc des marques certaines de toute connaissance a priori », Kant, E., Critique de la raison pure, introduction, section 2.
[9] « S’il fallait entendre par nature l’existence des choses en elles-mêmes, nous ne pourrions jamais la connaître, ni a priori ni a posteriori. » La « nature » qui, pour Kant, peut être connue, n’est donc qu’un contenu de notre conscience. Et un peu plus loin : « Elle [l’expérience] ne peut donc jamais faire connaître la nature des choses en soi. » (Kant, E., Prolégomènes à toute métaphysique future, 1783, § 14.)
[10] Kant, I, Critique de la raison pratique, 1788 (ces points n’étant pas controversés, je n’ai pas indiqué les passages précis dont il s’agit).
[11] https://www.tri-articulation.info/actualite/tous-les-articles/157-philosophie/309-connaissance-agir-et-liberte-une-relation-primordiale
[12] Steiner, R., La philosophie de la liberté [1893], Novalis, 1993, principalement p. 48 sqq.
[13] Schopenhauer éducateur, p. 27, dans Considérations inactuelles, Mercure de France, 1922 [sixième édition], Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, Vol. 5, tome 2.
Partie 1/2 - Version plus développée
[Version + développée de] Une pensée « qui ronge et qui émiette » et une lumière solaire (1/2)
Auteur : Esprit et Nature
Publié le : 11-04-2023
Catégorie : Philosophie
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« Quand donc les hommes (…) sauront-ils mesurer de nouveau le sens d’une philosophie à l’étiage de leur « tréfonds le plus sacré » ?[1] »
Friedrich Nietzsche
[Une version plus concise de ce texte est accessible en cliquant ici.]
Les prochains articles sur l'Ukraine suivront bientôt, mais il a semblé important de publier d'abord le présent article. L’une des incitations à sa rédaction a été la découverte d’une interview sur aether.news : « L’anthroposophie ne commence pas avec Rudolf Steiner[1] ». Cette publication est intéressante et en partie pertinente, mais aussi en partie très problématique. La critique qui suit ira cependant bien au-delà de ce qui concerne les mouvements et institutions se réclamant de l’anthroposophie, car les enjeux dont il s’agit concernent la culture de notre époque dans son ensemble. Et à travers la culture et la pensée, ce sont les forces vitales intérieures elles-mêmes qui sont en jeu, d’une manière cruciale.
Ce qu’il y a d’essentiel dans ces enjeux n’a peut-être jamais été aussi bien exprimé que par un grand penseur de notre époque, dont quelques lignes ont fourni la seconde incitation à la rédaction de ce texte : il s’agit de Nietzsche, qui, dans les lignes en question, et comme bien souvent, a su formuler des choses capitales dans une grande clarté, jetant une lumière très puissante sur ce qu’il vise. Et bien que le fait dont il s’agit m’était déjà connu, cette façon dont il l’a exprimé en a fortement intensifié ma conscience. Cela m’a décidé à en traiter une nouvelle fois, plus énergiquement, en mettant en valeur ces paroles de Nietzsche, ainsi qu’en revenant sur un courant philosophique extrêmement influent et très problématique.
Commençons par ce deuxième point, donc ces réflexions de Nietzsche et ce qu’elles peuvent induire en nous. Elles concernent les effets de la pensée d’Emmanuel Kant, sans doute le philosophe le plus déterminant de notre époque. Quelques exemples, émanant de porteurs de la pensée (ou plutôt de l’idéologie) dominante (et égarée) : Luc Ferry a déclaré que l’œuvre de Kant est « impossible à égaler[2] » ; selon Heidegger, ce penseur est « le plus grand philosophe des Lumières, peut-être même le plus grand philosophe tout court[3] » ; Popper lui a dédié l’un de ses ouvrages principaux, La société ouverte et ses ennemis ; Universalis le classe « au rang du petit nombre des très grands philosophes de tous les temps » ; Kant lui-même (dans La critique de la raison pure) qualifie de « révolution copernicienne » son apport à la philosophie ; etc., etc.
Notons d’abord que je suis bien conscient du fait que la pensée de Kant est complexe, que certains éléments se ses conceptions se prêtent à différentes interprétations, et qu’on peut considérer que ces éléments ébauchent des chemins différents de ceux qui découlent de ses écrits pris dans leur ensemble, et, en particulier, de sa théorie de la connaissance. Mais dans cet article, c’est précisément sur ce qui découle de cette œuvre dans son ensemble – et de sa vision de la connaissance –, que nous allons nous centrer. Car il est évident que c’est cela qui a exercé une influence décisive sur la culture de notre époque, non tel ou tel élément isolé de cette philosophie. Même si les idées concernées ont été déjà abordées dans plusieurs articles, sur ce site[4], nous allons nous y arrêter à nouveau, pour tenter, même si courtement, d’en saisir mieux encore la nature.
Coup d’œil sur l’essence du kantisme
Kant établit une séparation radicale et infranchissable entre, d’une part, les choses telles que nous les percevons et nous les représentons (ce qu’il nomme les phénomènes), et, d’autre part, les choses en elles-mêmes, les réalités telles qu’elles sont en elles-mêmes. (Cette séparation est du moins infranchissable du point de vue de la connaissance ; mais pour Kant, le sentiment et la foi permettent d’établir une forme de relation avec le domaine des choses en elles-mêmes. Nous y venons un peu plus loin.) Pourquoi cette séparation ? Car selon ce philosophe et ses héritiers, d’une part, notre sensibilité – organes des sens, système nerveux, cerveau, etc. –, –, notre sensibilité formaterait les choses perçues d’une façon telle que les images, les perceptions que nous avons de ces choses n’auraient finalement plus rien à voir avec les réalités qui les ont causées[5] ; et d’autre part, car nos concepts ne pourraient en aucun cas rejoindre les véritables lois de la réalité, selon le kantisme, mais constitueraient des formes, des relations valables pour l'esprit humain seulement, et que celui-ci imposerait donc aux choses[6].
Cependant, Kant présente les choses d’une manière tout à fait égarante ; car tout en développant ce qui vient d’être résumé, il affirme en même temps qu’une science certaine est néanmoins possible ; en effet, il déclare également qu’une partie des concepts humains peuvent être considérés comme nécessaires et universels[7], et qu’ils peuvent être appliqués aux phénomènes – c’est-à-dire, comme expliqué, aux choses telles qu’elles nous apparaissent, non aux choses en elles-mêmes, qui, elles, restent irréductiblement inconnaissables, selon ce philosophe[8]. Cette science « certaine », de valeur « nécessaire et universelle » dont parle Kant, on peut donc considérer qu’elle constitue, en fait, une vision sur laquelle les êtres humains peuvent se mettre d’accord, car ils possèdent les mêmes concepts, ainsi que les mêmes images ou perceptions des choses.
Mais, se demande-t-on : quelle serait la valeur d’une science qui élaborerait des lois totalement étrangères à la nature ? Et qui appliquerait ces lois à des phénomènes, des perceptions qui ne seraient en fait que des images n’existant que dans notre conscience, sans aucun vrai rapport avec les réalités qui les ont causées ? Et s’il en était ainsi, donc si tout n’était au fond qu’illusion, pourquoi les autres, autour de moi, échapperaient-ils à ce statut ? Qu’est-ce qui me permettrait de dire qu’ils sont à peu près tels qu’ils m’apparaissent, et même qu’ils existent ?
On voit donc que la vision kantienne de la connaissance est fondamentalement contradictoire. Et ce double langage qu’elle tient induit très souvent en erreur, faisant que beaucoup ignorent le scepticisme radical et figé de Kant (figé, car ne favorisant pas la recherche et l’esprit critique, mais la paralysie de la volonté de connaître).
Manifestement, les porteurs du kantisme refusent de voir en face les conséquences de leurs idées de base, en matière de connaissance ; ainsi, ils essaient de maintenir la possibilité d’une science malgré que ces idées de base excluent en fait cette possibilité. Comment de telles contradictions peuvent-elles se maintenir, à travers des siècles ? Une des causes est sans doute celle-ci : celui qui estime que les facultés de connaissance ne sont au fond pas capables d’accéder à la réalité, celui-là ne sera pas enclin à une vraie rigueur, en matière de connaissance ; ainsi, quand il se trouvera face à une contradiction insurmontable, il pourra facilement se dire que, puisque de toute façon nos facultés de connaissance sont en réalité impuissantes, il n’est finalement pas étonnant qu’elles nous mènent à des énigmes irrésolvables.
Venons-en à la solution que Kant tente d’apporter. De même qu’il sépare radicalement phénomènes et choses en elles-mêmes, il sépare tout aussi radicalement connaissance et agir. Il voit bien que l’agir ou la morale est intimement lié à la question du sens de l’existence, et que cette question est elle-même intimement liée à celle de la liberté, de l’âme et de l’immortalité. Étant donné que dans la vision des choses de ce philosophe, le domaine de l’âme est tout particulièrement inconnaissable, il en revient à l’attitude de la foi et au principe du devoir. Il défend en effet l’idée que le domaine en question – donc celui de l’âme – peut être appréhendé par la foi, et que ce domaine se manifeste en nous par le sentiment du devoir moral. De sorte que bien qu’on ne puisse pas, selon ce penseur, se prononcer sur la réalité et la nature de l’âme, de la liberté, de Dieu, etc., on peut néanmoins postuler leur existence et régler sa vie en conséquence[9]. Plus précisément, Kant estime qu’on peut parvenir à une foi en l’idée de liberté par le détour du sentiment du devoir : le devoir nécessitant la liberté pour pouvoir être suivi (car si l’on est entièrement déterminé, on ne peut ni décider d’obéir, ni de désobéir), nous devons croire en la liberté, afin qu’il nous soit possible d’obéir au devoir.[10] Un tel raisonnement n’a bien sûr aucune valeur du point de vue de la connaissance (et Kant ne prétend pas le contraire), d’autant que, disons-le une fois encore, les productions de la pensée, les raisonnements n’ont, selon ce philosophe, aucun rapport avec la réalité des choses. Une déduction faite sur base d’un sentiment comme celui du devoir – ou de toute autre chose –, une telle déduction ne peut donc apporter aucun fondement. Certes, en faisant abstraction de tout cela (mais que reste-t-il alors de la philosophie de Kant ?), on peut considérer qu’une telle attitude de foi a son sens, tant qu’on ne dispose pas de mieux.
Un dépassement radical
Mais comme déjà exposé sur ce site (en particulier dans l’article Connaissance, agir et liberté : une relation primordiale[11]), nous disposons manifestement de bien mieux, notamment grâce au travail épistémologique de Rudolf Steiner, dont une prise en compte plus large est sans aucun doute une grande urgence. (Rappelons que l’épistémologie – ou théorie de la connaissance – est la science qui tente de déterminer si la connaissance est possible, et, si oui, à quelle condition elle l’est.)
Limitons-nous ici à revenir brièvement sur l’un des résultats les plus importants de ce travail épistémologique ; résultat qui constitue sans doute la réfutation la plus radicale du dogme kantien central, c’est-à-dire de l’idée selon laquelle aucune réalité ne se donnerait à nous telle qu’elle est. Il s’agit de cette observation capitale : lorsque l’être humain développe un véritable penser (c’est-à-dire une activité conceptuelle pure, pleinement consciente, excluant toute idée déjà formée et non entièrement élaborée par le moi actif et conscient), lorsque l’être humain procède ainsi, alors, lorsqu’il passe d’une idée à l’autre, il réalise ce passage uniquement en fonction des contenus de ces idées, donc en pleine connaissance de cause[12]. Cela apparaît p. ex. dans un simple calcul mathématique. Dans une simple multiplication p. ex., si elle est pensée de manière vraiment active, on peut observer comme chaque unité ou ensemble d’unités qui intervient est saisi avec clarté, tout comme le sont les rapports qu’on établit entre ces ensembles ; p. ex., deux ensembles de 4 unités chacun, qu’on met dans une relation de multiplication ; un tel exemple se prête bien à faire apparaître la différence entre un penser en tant que vraie activité et une démarche plus passive, simplement reproductrice ; on peut en effet simplement mémoriser, comme lorsqu’on apprend les tables de multiplication, que 4 x 4 = 16 ; mais on peut aussi vérifier le calcul par soi-même, en additionnant réellement 4 ensembles de 4 unités ; dans ce cas-là, aussi simple soit-il, on a déjà accompli un processus en pleine connaissance de cause, un processus auquel le moi pensant participe entièrement.
Ces faits excluent l’action, dans le penser, d’une activité inconsciente qui serait dissimulée au-delà du penser conscient et le dirigerait à son insu, que cette activité soit celle du cerveau ou celle d’un penser « en soi ». (Précision importante : ceci ne revient pas du tout à nier l’existence d’un inconscient, mais à observer que, dans les moments – certes rares – où l’on prend soin de déployer un penser dont on saisit tous les éléments en pleine conscience et activité, on ne peut être déterminé, au niveau de ce penser, par quelque chose d’insconscient).
Conséquences pour la culture, la société et la vie dans son ensemble
Pour mieux saisir l’urgence qu’il y a à prendre réellement en compte le travail épistémologique de Rudolf Steiner, il est important de réfléchir aux conséquences du fait de se limiter à l’attitude préconisée par Kant, donc à une foi et à des postulats. Et de se demander notamment si l’on peut en tirer assez de force pour la vie, sachant que l’impossibilité de la connaissance permet toutes les hypothèses, par rapport à la réalité en elle-même. Ce qui renvoie notamment au problème soulevé par Milton Friedman dans la sphère économique, mais rejoignant tout à fait le domaine de la philosophie : c’est-à-dire le problème de l’infinité des hypothèses possibles, auquel mènent les visions de la connaissance ne permettant pas de trouver un fondement pour celle-ci[13]. Si face à une situation, le nombre d’hypothèses, d’interprétations possibles de cette situation est infini – et c’est visiblement bien à cette situation que mène toute conception selon laquelle la réalité en elle-même est inatteignable –, si ce nombre d’hypothèses possibles est infini, donc, aucun postulat n’aura plus de chance qu’un autre d’être juste ; et par conséquent, la motivation ou l’espoir qu’aurait pu me donner ce postulat disparaîtra certainement.
Par ailleurs, même si une part d’entre nous peut sans doute tirer de tels postulats, au moins temporairement, une certaine motivation pour la vie, il reste bien sûr toutes les questions liées aux actions précises qu’il s’agit de développer, dans les différents domaines. Par exemple, quand on doit choisir entre la vie et la mort : quelle est la valeur de l’existence d’une personne privée d’une part importante ou de la totalité de ses facultés intellectuelles ? Quelle est la valeur possible d’une existence s’accompagnant de grandes souffrances, et où celles-ci dominent ? Ou, concernant la médecine : les maladies sont-elles des phénomènes à seulement réprimer ? Ou bien, comme le défendent diverses traditions et courants, peuvent-elles favoriser le développement de facultés ou d’enseignements essentiels ? Ou encore, comment concevoir un enseignement tel qu’il favorise réellement le développement de tendances morales et de forces vitales ? (La bonne volonté ne semblant pas suffire à la réalisation d’un tel projet, si l’on en juge par l’état des sociétés modernes.) Etc., etc. Des données pour répondre à ces questions ne peuvent être recherchées que dans un domaine de l’âme et de l’esprit ; seul un tel domaine, pour autant qu’il puisse être accessible, pourrait, p. ex., nous éclairer vraiment sur ce qu’une personne peut peut-être tirer de sa vie même si elle était lourdement handicapée, ou bien sur les effets d’un enseignement sur les dimensions profondes de l’être humain, ou encore sur les conséquences d’une maladie, sur ces mêmes dimensions profondes, etc.
De plus, même en laissant de côté les conséquences ultimes soulignées ici (impossibilité, en définitive, de se prononcer sur la nature et même l’existence de ceux qui nous entourent, fait que perceptions comme concepts se réduisent, chez Kant, à de pures illusions finalement), même en laissant de côté ces conséquences, on en reste à des visions hautement problématiques : ceux qui veulent continuer à présenter le kantisme comme cohérent affirment que celui-ci trace simplement la limite entre le domaine qui peut être connu et celui qui se trouve hors de portée de nos facultés de connaissance ; le premier domaine correspondant globalement, dans ce cas, à ce qu’on nomme le monde physique, le second correspondant à la sphère de l’âme, de l’esprit, du divin (pour autant que ceux-ci existent, ce sur quoi le kantisme, en toute logique, ne devrait pas même pouvoir se prononcer) ; mais cette coupure radicale entre monde physique et monde de l’âme et de l’esprit, cette coupure mène à des impasses insurmontables, qu’on peut justement observer à peu près partout, à notre époque. Impasses résultant précisément, sous bien des points de vue, de l’idée qu’on pourrait connaître et traiter le monde physique indépendamment de ce qui vit en lui en tant qu’âme ou esprit. Par exemple, en développant une médecine se limitant aux traitements des symptômes, sans rechercher leurs causes profondes ; en développant une agriculture industrielle, traitant le vivant de manière mécanique et brutale ; en développant une psychologie endormant l’âme avec des médicaments, même quand ce n’est pas inévitable, au lieu de rechercher une vraie compréhension des difficultés psychiques et spirituelles concernées ; en développant des projets mortifères comme ceux du transhumanisme, qui conçoit la conscience comme un produit matériel, qu’il serait possible, en conséquence, d’augmenter ou de faire évoluer avec des moyens purement physiques, notamment informatiques, ce qui est bien sûr une caricature et un renversement complet de tout vrai idéal d’élévation) ; etc. Bref, tout cela nous ramène aux exemples du paragraphe précédent, et fait apparaître que le kantisme favorise en définitive des approches matérialistes.
De plus, disons-le encore une fois, on ne peut oublier que, pensées jusqu’au bout – et même vis-à-vis du monde physique déjà – les visions de Kant mènent à un scepticisme radical, à l’idée que la conscience humaine est en fait entièrement enfermée en elle-même, coupée de la réalité. L’idée que, en critiquant Hume (un sceptique radical), Kant aurait récusé le scepticisme, cette idée favorise une grave illusion. Bien sûr, si l’on tire de la pensée kantienne des éléments isolés (par exemple, l’idée que la connaissance résulte de l’union du concept et de l’expérience), on peut dire que ces éléments peuvent servir à construire une théorie de la connaissance valable ; et il est en effet intéressant de noter la présence de tels éléments, chez Kant. Mais cela ne devrait surtout pas faire oublier les aspects dominants de cette pensée et leurs conséquences.
Une lumière qui démasque et balaie les ombres
Nous arrivons ainsi bientôt aux pensées de Nietzsche annoncées au début. Comme mentionné, leur grand intérêt est d’avoir présenté, en toute clarté et avec une grande force, l’essence des conséquences évoquées. En fait, tout esprit vraiment éveillé devrait être capable de discerner ces contradictions du kantisme et les effets de cette philosophie. Mais l’endormissement régnant à notre époque est tel que, pour une très grande part d’entre nous, ce discernement soit n’a pas lieu, soit a lieu d’une manière vague seulement. De plus, la façon classique et positive de présenter Kant domine tant que beaucoup n’osent pas la mettre vraiment en cause, et encore moins pointer clairement ses contradictions énormes et ses conséquences si délétères. Dans ce sens, on peut ressentir comme un vrai bienfait le fait qu’un grand esprit comme Nietzsche, très reconnu et estimé malgré les diverses critiques qu’on peut lui faire, on peut ressentir comme un grand bienfait qu’un tel esprit ait écrit les mots qui suivent ; mots qui, pour moi, remettent à leur place les louanges dithyrambiques citées plus haut, y compris le qualificatif de révolution philosophique associé à l’œuvre de Kant. Les mots de Nietzsche dont il s’agit :
« Il me semble même que c’est seulement chez un petit nombre d’hommes que l’influence de Kant s’est fait sentir d’une façon vivante, pénétrant le sang et la sève. On affirme partout (…) que depuis l’acte de ce modeste savant, une révolution a éclaté dans tous les domaines intellectuels, mais je ne puis y croire. Car je n’aperçois point d’une façon précise les traces de cette révolution chez les hommes qui devraient pourtant être atteints avant que des domaines entiers aient été révolutionnés. Mais, dès que nous apercevrons l’influence populaire de Kant, celle-ci apparaîtra devant nos yeux sous la forme d’un scepticisme et d’un relativisme qui rongent et qui émiettent ; et c’est seulement chez les esprits les plus actifs et les plus nobles (...) que se présentera (...) le sentiment de douter et de désespérer de toute vérité, tel que nous le retrouvons par exemple chez Heinrich von Kleist, comme un effet de la philosophie kantienne. « Récemment, écrit-il une fois sur le ton saisissant qui lui était coutumier, récemment j’ai pris contact avec la philosophie kantienne et il faut que je te communique mes idées à son sujet, sans devoir craindre qu’elle ne t’ébranle aussi profondément, aussi douloureusement que moi... Nous ne pouvons pas décider si ce que nous appelons vérité est véritablement la vérité ou si elle nous paraît seulement telle. Dans le dernier cas, la vérité que nous cherchons ici-bas n’est plus rien après la mort et tout effort est vain d’acquérir un bien qui nous suit dans la tombe... Si la pointe de cette idée ne touche pas ton cœur, ne souris pas d’un autre qu’elle a blessé profondément, jusqu’en son tréfonds le plus sacré. Mon seul but, mon but le plus sacré, s’est évanoui et je n’en ai plus d’autre. » Quand donc les hommes éprouveront-ils de nouveau de la sorte des sentiments naturels comme ceux qu’éprouva Kleist, quand sauront-ils mesurer de nouveau le sens d’une philosophie à l’étiage de leur « tréfonds le plus sacré » ?[14] »
Oui, désespérer de la possibilité d’une vraie connaissance, c’est-à-dire d’une connaissance des choses dans leur vraie nature, désespérer d’une telle possibilité mène très certainement, en définitive, à un désespoir à l’égard de la vie dans son ensemble, à une perte de toute vraie motivation. Comme le suggère Nietzsche, ce n’est que du fait d’un endormissement intérieur que tant de personnes ne s’en rendent pas compte ; car, du moins à court terme, ce qu’ils pensent ne fait plus vraiment d’effet sur leur âme. Nous viendrons cependant, dans la seconde et dernière partie de cet article, à la question des effets qu’une pensée peut exercer sur le long terme.
Bien sûr, Nietzsche lui-même est très loin d’être exempt de contradictions, et une partie des conceptions qu’il a lui-même développées peuvent elles aussi, très certainement, nuire à l’âme qui ne parvient pas à faire la part des choses. Mais, comme nous venons de le voir, cela n’enlève rien à la lucidité brillante qu’il manifeste face à certains phénomènes.
[1] https://www.aether.news/l-anthroposophie-ne-commence-pas-avec-rudolf-steiner/
[2] https://www.cairn.info/sagesses-d-hier-et-d-aujourd-hui--9782081494091-page-345.htm
[3] Ibid.
[4] https://www.tri-articulation.info/actualite/tous-les-articles/157-philosophie/310-une-cause-voilee-de-declin-de-leffort-de-connaissance ; https://www.tri-articulation.info/actualite/tous-les-articles/157-philosophie/308-dirigismes-sanitaires-et-autres-quelles-causes-philosophiques
[5] Notamment, car, pour Kant, le sujet structure par lui-même les choses suivant le temps et l’espace (qui constitueraient donc non des phénomènes indépendants, mais ce que Kant nomme des formes de la sensibilité du sujet lui-même) : « Nous ne pouvons donc parler d’espace, d’êtres étendus, etc., qu’au point de vue de l’homme » (Kant, E., Critique de la raison pure, 1781, Esthétique transcendantale, § 3), et « Le temps n’est pas un concept (…) général, mais une forme pure de l’intuition sensible » (Ibid., § 4). Les héritiers de Kant ont ensuite fortement étendu ces façons de voir, sur base de théories physiques et biologiques notamment. Voir en particulier Helmoltz, H. v., Les faits dans la perception, 1878, https://www.researchgate.net/publication/278819067_Les_faits_dans_la_perception_Hermann_von_Helmholtz ; voir aussi https://www.erudit.org/fr/revues/hphi/1992-v2-n2-hphi3175/800897ar.pdf
[6] « …l’entendement ne tire pas ses lois (a priori) de la nature, mais (…) les lui impose ». (Prolégomènes à toute métaphysique future, 1783, § 37.)
[7] « La nécessité et l’universalité absolues sont donc des marques certaines de toute connaissance a priori », Kant, E., Critique de la raison pure, introduction, section 2.
[8] « S’il fallait entendre par nature l’existence des choses en elles-mêmes, nous ne pourrions jamais la connaître, ni a priori ni a posteriori. » La « nature » qui, pour Kant, peut être connue, n’est donc qu’un contenu de notre conscience. Et un peu plus loin : « Elle [l’expérience] ne peut donc jamais faire connaître la nature des choses en soi. » (Kant, E., Prolégomènes à toute métaphysique future, 1783, § 14.)
[9] Kant, I, Critique de la raison pratique, 1788 (ces points n’étant pas controversés, je n’ai pas indiqué les passages précis dont il s’agit).
[10] Kant, I, Critique de la raison pratique, 1788 (ces points n’étant pas controversés, je n’ai pas indiqué les passages précis dont il s’agit).
[11] https://www.tri-articulation.info/actualite/tous-les-articles/157-philosophie/309-connaissance-agir-et-liberte-une-relation-primordiale
[12] Steiner, R., La philosophie de la liberté [1893], Novalis, 1993, principalement p. 48 sqq.
[13] Voir notamment https://www.cairn.info/methodologie-economique--9782130391883-page-375.htm
[14] Schopenhauer éducateur, p. 27, dans Considérations inactuelles, Mercure de France, 1922 [sixième édition], Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, Vol. 5, tome 2.
Partie 2/2
Une pensée « qui ronge et qui émiette » et une lumière solaire (2/2)
Auteur : Esprit et Nature
Publié le : 30-04-2023
Catégorie : Philosophie
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« Avec quelle indifférence (…) ne traitons-nous pas souvent la connaissance ; comme si quelque concept que ce soit pouvait être en nous sans agir sur nous, sans avoir de conséquences sur notre vie.[1] »
Friedrich W. J. von Schelling
[Cet article existe aussi dans une version plus développée, accessible en cliquant ici].
La première partie de l’article rappelle que la pensée d’Emmanuel Kant et de ses héritiers mène, tout en prétendant le contraire, à l’idée que la connaissance est impossible ; nous avons défendu l’idée que cette façon de voir conduit à la perte de l’espoir de pouvoir satisfaire les besoins de l’âme ; en particulier, ses besoins vis-à-vis des questions de la liberté, de l’immortalité, du sens de la vie, ou encore de l’action morale (questions intimement liées entre elles). Cette conviction est renforcée par un passage capital d’un écrit de Nietzsche, dont la découverte a fourni l’une des incitations à la rédaction de ce double article, et dont le cœur consiste en les lignes suivantes, qui jettent sur le kantisme une lumière solaire : « dès que nous apercevrons l’influence populaire de Kant, celle-ci apparaîtra devant nos yeux sous la forme d’un scepticisme et d’un relativisme qui rongent et qui émiettent; et c’est seulement chez les esprits les plus actifs et les plus nobles (...) que se présentera (...) le sentiment de douter et de désespérer de toute vérité, tel que nous le retrouvons par exemple chez Heinrich von Kleist, comme un effet de la philosophie kantienne. »
Venons-en (ce qui nous ramènera à Kant) à la seconde incitation à l’écriture de ce texte, donc à l’interview évoquée au début de la première partie, et publiée sur le site aether.news[2]. Une grande part de cette interview met notamment en valeur des liens intimes entre l’œuvre de Rudolf Steiner et des courants et auteurs qui l’ont précédée. Ces observations sont manifestement très justes, et il est souvent important de souligner ce genre de liaisons. Notamment car cela rappelle que, tout en reposant sur l’expérience individuelle et la pensée libre, cette œuvre s’inscrit en même temps dans le prolongement de nombreux développements spirituels antérieurs. Développements qui émanent de maintes personnalités, de divers peuples et cultures, et qui, en définitive, remontent à l’évolution culturelle de l’humanité dans son ensemble. Mettre cela en avant contribue à montrer que l’anthroposophie n’est pas une chose étrange sortie d’on ne sait où, et cela peut aussi aider à prévenir les tendances germanocentristes ou eurocentristes ; ainsi que la tendance à accorder à certaines personnalités une importance telle qu’on oublie que leurs apports sont des pierres ajoutées à un vaste édifice, bâti au long des époques et civilisations.
Rappelons néanmoins au passage que les meilleurs chercheurs sont certainement ceux qui, tout en poursuivant les œuvres de leurs prédécesseurs, n’ont cependant jamais tenu quelque chose pour vrai car cela provenait de telle tradition ou autorité, mais seulement après avoir pu le vérifier par l’expérience individuelle et la pensée libre. Et précisons que chez Steiner (ce dont l’interviewé tient compte[3]), cet effort était présent d’une manière particulièrement radicale[4].
Saisir les vraies filiations, reconnaître les apports de chacun
Autant il importe de ne pas oublier les édifices culturels ou spirituels déjà présents, autant il importe, également, de discerner quelles sont les filiations réelles, dans quels courants tel ou tel chercheur s’inscrit vraiment, et vis-à-vis de quels courants il diverge. C’est d’autant plus important à une époque de confusions, comme la nôtre ; confusions présentes notamment dans le domaine spirituel au sens large, y compris la philosophie.
Il importe également de reconnaître à chaque bâtisseur les contributions qui ont été les siennes, dans leur globalité. Ce qui est particulièrement vrai quand ces contributions sont mises en cause par beaucoup, et plus encore quand l’humanité est encore très loin d’avoir tiré tous les potentiels qu’elles contiennent ; ce qui, dans les deux cas, s’applique pleinement à l’œuvre de Rudolf Steiner.
L’interview aborde précisément la question des filiations où s’inscrit cette œuvre. Question qui se relie notamment à celle de savoir quels ont été les apports propres de son auteur – donc Steiner. La manière dont l’interviewé répond à ces questions exige plusieurs critiques. Avant d’en venir à celles-ci, précisons que l’interviewé en question (Louis Defèche, directeur de l'hebdomadaire Das Goetheanum), précisons que l’interviewé a écrit des articles de qualité[5], et qu’aether.news est un média proposant divers contenus de valeur. Mais, comme nous allons le voir, il se manifeste aussi, dans certains contenus de ce média, des tendances très problématiques d’une partie des mouvements se réclamant de l’anthroposophie.
Précisons aussi que le but n’est pas ici de dénoncer ou de condamner, mais d’essayer de contribuer à des remises en question salutaires. Dans le même sens, je suis bien conscient du fait que nous sommes tous sujets à l’erreur, et même aux erreurs à répétitions, notamment dans un domaine aussi riche et complexe que l’anthroposophie. Mais quand les signaux d’alarme se multiplient depuis longtemps, et émanent des personnes les plus averties[6], il serait plus que temps de leur prêter vraiment attention. (Nous viendrons plus loin à ce dont il s’agit là.)
Kant, philosophe de la liberté ??
Venons-en à la première critique. Elle concerne précisément la pensée de Kant et son appréciation : reprenant l’idée d’un livre sans doute en partie intéressant, qu’il commente, l’interviewé qualifie la pensée kantienne de « philosophie de la liberté ». Et certes, Kant avait manifestement, à la base, une réelle volonté de promouvoir la liberté. (En témoigne notamment son grand intérêt pour Rousseau, évoqué dans l’interview). Après avoir qualifié ainsi la pensée kantienne, l’interviewé avance que cette pensée est ensuite reprise et menée à son apogée par Hegel. Souligner le rôle très important de Hegel et des autres idéalistes allemands dans le développement de la pensée de la liberté est tout à fait sensé ; et Kant a en effet joué un rôle important, par rapport à cet idéalisme ; mais il s’agissait avant tout d’un rôle de stimulation, par une incitation involontaire à dépasser les limites qu’il avait affirmées insurmontables, par rapport à la connaissance ; limites que Hegel, Schelling et les autres grands idéalistes de cette époque n’ont justement pas acceptées.
Certes, ces faits n’apparaissent pas toujours clairement, au premier abord. En effet, ces grands philosophes parlent souvent positivement de Kant (surtout Fichte, qui chante même ses louanges). Cela, du fait de sa volonté initiale de dépasser le dogmatisme, ainsi sans doute que du fait de sa réputation. Mais si l’on considère les choses de plus près, on voit clairement qu’on ne peut donc en aucun cas placer Kant dans l’idéalisme de ces auteurs. Son courant est certes qualifié d’idéalisme critique ; mais, au niveau de son essence (et non de tel ou tel composant sorti du contexte), sa pensée va dans une direction tout à fait opposée à celle suivie par ces philosophes[7]. Car s’il est effectivement parti d’une volonté de fonder philosophiquement la liberté notamment, Kant en est venu à penser que cette entreprise est impossible – du moins dans le domaine de la connaissance, c’est-à-dire le seul domaine offrant des possibilités de vrais fondements, et pas seulement de croyances. (Et il en est venu à penser de même au sujet de la sphère de l’âme, du suprasensible en général, comme expliqué dans la première partie de ce double article.)
Ainsi, ce penseur a opéré un retour en arrière, aux visions religieuses traditionnelles, qui présentent la foi comme indépassable et jugent inepte la recherche d’une vraie connaissance. Cela ressort notamment de sa fameuse phrase : « J’ai dû mettre de côté [ou abolir] le savoir pour faire place à la foi[8] ». Cela ne doit pas empêcher de reconnaitre à Kant le mérite d’avoir attiré l’attention sur l’importance de la tentative de fonder la connaissance, et d’avoir, avec ses héritiers, soulevé de nombreuses questions liées à cette tentative. Mais ces faits et cet échec de sa tentative originelle doivent être regardés avec lucidité.
En effet, le scepticisme radical empêche de fonder l’agir et les rapports humains sur la connaissance et le dialogue. Cela, car ces derniers nécessitent des fondements réels, sur lesquels on puisse s’accorder. Sans de tels fondements, il ne reste que les règles, les devoirs imposés ou qu’on s’impose. (Ou alors la démagogie des sophistes). Ainsi, Kant aboutit à une morale du devoir, le contraire d’une morale de la liberté[9]. Cependant, la relation de ce penseur avec les Lumières et son insistance, au départ, sur la liberté, ces deux choses font que ce retour en arrière passe bien souvent inaperçu ; et cela, même si les choses se révèlent particulièrement clairement, dans certains passages, comme celui-ci : « Devoir ! nom sublime et grand, toi qui ne renfermes rien en toi d'agréable, (…) mais qui réclames la soumission, qui (...) poses (...) une loi (...) devant laquelle se taisent tous les penchants, quoiqu'ils agissent contre elle en secret[10] ».
Cette domination de la morale du devoir, chez Kant, est très certainement une raison importante de son succès dans les courants dominants. En effet, les morales du devoir et de l’obéissance sont évidemment utiles au pouvoir, contrairement à celles de la liberté. Surtout quand elles se présentent comme autre chose que ce qu’elles sont, et affichent souvent le mot de liberté. Dans le même sens, Kant est très utile par le fait que, selon lui, la paix entre les nations n’est pas à viser par un dialogue des peuples et sociétés civiles elles-mêmes, mais par le « haut », par une puissante institution ou une puissance internationale[11].
Comme expliqué dans la première partie de l’article, en isolant certains éléments des écrits de Kant, on peut défendre l’idée que, chez lui, des voies s’ouvrent vers d’autres approches également. Mais si l’on tient compte de ses idées dans leur ensemble – et en particulier de sa conception de la connaissance –, on ne peut que constater qu’elles mènent à ce qui vient d’être esquissé. C’est-à-dire à un scepticisme radical et figé – mais en même temps dissimulé –, au retour à la croyance vue comme indépassable, ainsi qu’à la morale du devoir, tombeau de la liberté.
Certes, venant de quelqu’un qui vit dans les visions qui dominent, qualifier la pensée de Kant de « philosophie de la liberté » n’est pas étonnant. Mais venant de quelqu’un qui, du fait de sa fonction, est supposé avoir une connaissance des aspects centraux, au moins, de l’œuvre la plus fondamentale de Steiner (La Philosophie de la liberté justement), les choses sont toutes différentes ; à une telle personne, qualifier la pensée de Kant de philosophie de la liberté devrait paraître aussi sensé que de dire, p. ex., que la pensée de Schopenhauer (pessimiste radical) est une philosophie de la joie de vivre ; ou encore que l’œuvre de Marx est une mystique profonde.
Un autre auteur ayant qualifié la pensée kantienne de philosophie de la liberté est Karl Popper[12], l’un des ennemis les plus acharnés des grands courants de pensée de l’Europe centrale des 18 et 19e siècles ; donc du véritable idéalisme, du romantisme et la philosophie de la Nature[13] – ces courants dont l’anthroposophie est, par excellence, une héritière essentielle.
Dans ce sens, il est déjà positif que, quant à elle, l’interview en question présente ces courants sous un jour très favorable. (Heureusement qu’elle le fait, pourrait-on dire). Malheureusement, il ne faut certainement pas en tirer trop de déductions positives, comme cela va ressortir de la suite de cet article.
Des apports fondamentaux et ignorés
Nous arrivons ainsi à la deuxième critique. Celle-ci concerne une approche réductrice des apports de Rudolf Steiner, en particulier dans le domaine philosophique. Pour pouvoir aborder ce point, il faut donc commencer par se pencher sur une part au moins de ces apports. Comme évoqué plus haut, un des grands mérites de Steiner est d’avoir contribué à réfuter la théorie de la connaissance kantienne, et, surtout, d’avoir développé une conception de la connaissance mettant en valeur la possibilité d’un vrai fondement de celle-ci, ainsi que la possibilité de développer toujours plus la liberté[14]. Bien sûr, dans le sens des réflexions esquissées plus haut – au sujet de la construction collective de la culture –, ces apports font suite à une série de développements qui les ont précédés ; et plusieurs éléments des conceptions de Steiner se retrouvent chez d’autres auteurs. (P. ex., la possibilité pour les êtres humains de se rejoindre au niveau des concepts, possibilité déjà mise en valeur par Socrate et Platon notamment.) D’autres éléments encore étaient, quant à eux, en cours d’élaboration, de clarification, et Steiner a mené ce processus à son terme. Son travail relève donc à la fois de la synthèse et de l’achèvement, mais aussi – et en partie par là même – de l’apport de plusieurs éléments essentiels. Comme rappelé dans la première partie de ce double article, il s’agit en particulier de l’apport suivant : le fondement, la conceptualisation réelle de l’observation d’abord imprécise – présente confusément au long de l’histoire de la philosophie – selon laquelle le penser est une activité reposant sur elle-même. Fondement et conceptualisation qui constituent le couronnement d’une quête essentielle, traversant toute l’histoire de la pensée (et qui constitue sans doute même la quête la plus importante de cette histoire).
On peut aussi mentionner la réfutation par Steiner de la théorie kantienne de la perception[15], son observation du fait que le penser n’est ni subjectif, ni objectif, mais au-delà de ces deux catégories[16], sa mise en valeur de la possibilité de remonter à un avant de la connaissance [17], son idée d’imagination morale, etc.
Ces diverses observations et pensées, et d’autres encore, Steiner les développe et les relie de sorte qu’elles constituent un tout cohérent et reposant sur lui-même, qu’on ne trouve chez aucun des autres grands philosophes. Ni chez Hegel, qui pensait qu’il est impossible de développer une théorie de la connaissance[18], ni chez Goethe, qui ne souhaitait pas aborder le domaine de la pensée pure[19] – démarche pourtant nécessaire, dans l’épistémologie. Et le fait que leurs grands contemporains et héritiers directs ne sont pas arrivés beaucoup plus loin, ce fait ressort du grand manque de prise en compte sérieuse de leurs œuvres, dans les temps ultérieurs et jusqu’à aujourd’hui. Concernant Steiner, le manque de prise en compte de son œuvre s’explique par ses communications sur les domaines jusqu’alors ésotériques, communications heurtant trop les préjugés de l’époque ; mais cette explication ne vaut pas pour les chercheurs mentionnés.
Concernant la question de la liberté également, il est manifeste que, là aussi, aucun des auteurs connus n’est arrivé à une clarification comparable à celle atteinte par Steiner. Dans son tout récent ouvrage dédié à cette question, Michel Weber, philosophe à la culture très vaste (mais n’incluant manifestement pas une connaissance approfondie des conceptions de Steiner), Michel Weber fait cette observation : « Les philosophes sérieux procèdent parfois en trois étapes : d’abord, ils font remarquer leur embarras, car la liberté serait indéfinissable ; ensuite, ils se réfèrent aux contingences de l’agir tel que le sens commun en rend compte ; enfin, ils proposent un concept qui cherche à faire vivre cette expérience ineffable.[20] » Mais aucun des philosophes abordés ensuite ne parvient à un véritable concept. Le livre cite notamment Bergson, un des penseurs de notre époque s’étant le plus intéressé à l’esprit : « On appelle liberté le rapport du moi concret à l'acte qu'il accomplit. Ce rapport est indéfinissable[21] ». Quant à Michel Weber lui-même, il considère que même a posteriori, l’acte libre n’est que partiellement saisissable par la pensée[22].[23]
On peut être émerveillé par les œuvres d’une série de grands esprits, dont on pressent la génialité – que ce soit Hegel, Schelling, Spinoza, Goethe, Emerson, Nietzsche et bien d’autres ; mais avec les fondements (ou compléments essentiels aux fondements existants) qu’apporte Steiner, ce qui est pressentiment peut devenir expérience et vérifications ; ou du moins, cela peut le devenir bien davantage, et, ainsi, suffisamment pour qu’on puisse vraiment se tenir sur les fondements concernés. De cette manière, la valeur des œuvres de ces auteurs se voit décuplée.
Revenons à l’interview dont il s’agit. Celle-ci reconnaît-elle les apports dont il vient d’être question ? En regardant les choses de près, on s’aperçoit que ce n’est en fait qu’un seul de ces apports, qui y est reconnu. Celui d’avoir fait de l’anthroposophie un mouvement, d’avoir fait qu’un courant de pensée et de pratiques intérieures devienne un ensemble de pratiques également extérieures, se développant dans la société (dans l’éducation, la médecine, l’art, l’agriculture…). Il s’agit sans aucun doute d’un apport essentiel. Mais réduire les choses à cet apport-là, c’est contribuer à détourner l’attention (voir à nier la réalité) des contributions dont il vient d’être question. Et, très probablement, c’est manifester le fait que, soi-même, on n’a pas ou pas vraiment pris conscience de ces autres contributions ou de leur vraie valeur.
Un travail « colossal »… et destructeur
La conviction qu’il en est ainsi se renforce encore considérablement quand on prend connaissance du fait suivant (qui nous mène à une troisième critique) : l’interviewé compte parmi les nombreux porteurs de la Société anthroposophique universelle qui adhèrent au projet de la Steiner Kritische Ausgabe (SKA)[24] ; c’est-à-dire d’une édition, se voulant critique, d’une part importante des œuvres de Rudolf Steiner. Ce projet est développé principalement par un universitaire, Christian Clement, en coopération avec deux maisons d’édition, dont la Rudolf Steiner Verlag – basée à Dornach[25] –, ainsi qu’avec une équipe de chercheurs. Le passage concerné, dans l’interview, parle du « travail colossal réalisé par Christian Clement », qui, selon l’interviewé, « démontre très bien » [que ce que Steiner a écrit est] « traversé par une philosophie de la liberté radicale et un souci de la pensée philosophique. »
Ce point ne peut être abordé que courtement, dans le cadre de cet article (je souhaite cependant y revenir par la suite), mais il convient tout de même de s’y arrêter un peu. D’abord, je précise que je pense vraiment que, concernant une part des partisans de ce projet (et notamment l’interviewé dont il s’agit), le soutien qu’ils y apportent provient essentiellement d’un manque de discernement, non d’une volonté problématique consciente. (Ce qui, bien sûr, ne change malheureusement rien aux résultats.) Cette initiative aurait pu être tout à fait intéressante, car les travaux de Rudolf Steiner peuvent naturellement être critiqués. (Celui-ci, dans l’esprit qui traverse toute son œuvre, a d’ailleurs écrit lui-même qu’il « souhaite avant tout des lecteurs qui ne soient pas disposés à accepter sur base d'une foi aveugle ce qui est proposé, mais qui s'efforcent de comprendre ce qu'ils reçoivent, qui l’examinent à la lumière des connaissances de leur propre âme et des expériences de leur propre vie.[26] »). D’ailleurs, diverses erreurs ou changements de points de vue peuvent effectivement être constatés, chez Steiner et dans ses communications ; chose bien normale, concernant une œuvre aussi vaste et développée sur des décennies. (Mentionnons p. ex. un changement complet de jugement sur Guillaume II, considéré positivement par Steiner dans sa jeunesse, puis radicalement critiqué par lui par la suite[27].)
Mais celui qui se penche un peu sérieusement sur les textes déjà publiés, dans le cadre de l’édition de la SKA, celui-là devrait se rendre compte que, sous des dehors de volonté de scientificité, il s’agit d’une initiative développée dans un esprit bien souvent destructeur vis-à-vis de l’anthroposophie et, en particulier, de la personne de Rudolf Steiner. En effet, son honnêteté, sa rigueur, ses capacités, comme son respect de la liberté d’autrui y sont régulièrement et plus ou moins radicalement mis en cause[28] ; cela, sur base de certains graves manques de connaissances factuelles sur son parcours[29], ainsi que d’une mécompréhension de son œuvre[30]. Cet esprit destructeur se manifeste souvent discrètement. Mais une fois qu’on aborde les choses avec attention, elles deviennent bien claires.[31] Pour une analyse critique de qualité, traduite en français, de plusieurs aspects importants de la SKA (la traduction est très moyenne, disons, mais tout de même suffisamment claire pour comprendre) : https://www.soi-esprit.info/articles/492-imagination-et-hallucination
Cette nature destructrice du projet ne surprend pas beaucoup, quand on sait avec quelle organisation Christian Clement a des liens manifestes. D’une part, il a enseigné comme professeur Waldorf, et il a travaillé sur les œuvres scientifiques de Steiner ; mais apparemment, il n’est pas parvenu à ce que ce travail le mène à une vraie expérience, ce qui est la condition pour pouvoir en tirer vraiment quelque chose ; et d’autre part, il a aussi étudié à la Brigham Young University, avant d’y devenir professeur associé (ce qu’il est toujours actuellement)[32]. Or, cette institution est directement et officiellement dirigée par l’église des mormons [33], organisation hiérarchique, autoritaire et en quête de pouvoir[34] – et donc en opposition fondamentale avec la spiritualité de liberté développée par Steiner. Et les liens concernés ne sont manifestement pas qu’extérieurs[35] – ce qui ressort, déjà et surtout, de la série d’exemples donnés dans les notes de bas de page précédentes, et de l’esprit que manifestent ces exemples. En outre, l’université en question soutient visiblement le projet de la SKA, car c’est son site Internet qui a d’abord hébergé le site officiel de ce projet [36], et qu’elle continue à en proposer une présentation en ligne[37].
Tout cela manifeste notamment un consensualisme problématique, et, dans le même sens, une tendance à vouloir rattacher l’anthroposophie à des pensées ou institutions dominantes[38] ; cette tendance existe vis-à-vis du kantisme, mais aussi des institutions de l’UE et de leur idéologie pourtant autoritariste[39], ou encore du catholicisme officiel en général. La cause est visiblement la croyance naïve qu’un tel rattachement profite à l’anthroposophie, alors qu’il ne fait que contribuer à empêcher de percevoir ses divergences fondamentales à l’égard de ces pensées et institutions. Concernant le cas du catholicisme, on mettra alors en avant qu’il a intégré et canonisé (ou récupéré) de grands penseurs comme Thomas d’Aquin, p. ex. Mais le problème est que ce catholicisme a tout autant intégré et canonisé un Ignace de Loyola ou un Josemaría Escrivá, fondateurs respectivement de l’ordre des jésuites et de l’Opus dei, organisations là aussi hiérarchiques et autoritaires (et étant toutes deux très influentes au Vatican[40]). Dans les trois cas (kantisme, UE, catholicisme), on se laisse abuser par des discours, des apparences ou des éléments isolés, en passant à côté de l’essence des courants dont il s’agit.
Faible prise en compte de la vaste œuvre sur le suprasensible
Un autre point peut être critiqué, mais concernant celui-ci, je ne peux faire de reproches ; en effet, j’ai moi-même mis longtemps à pouvoir me situer à son égard. Il s’agit du fait que l’interviewé n’aborde que très indirectement la part dite ésotérique de l’œuvre de Steiner (et qu’il faudrait plutôt qualifier d’« ésotérique désésotérisée »[41], pour reprendre l’expression très pertinente de Christian Lazaridès) ; c’est-à-dire l’immense travail d’investigation que Steiner a manifestement opéré dans le domaine suprasensible. Travail qui, sous bien des points de vue, a permis aux courants évoqués plus haut d’atteindre un de leurs aboutissements essentiels ; c’est-à-dire de devenir une science de l’esprit dans son ensemble, une exploration des mondes suprasensibles, visant à y rechercher les connaissances permettant d’éclairer les différents domaines de la vie[42].
Pour revenir à l’idée que Steiner a permis à l’anthroposophie de devenir mouvement, on peut considérer que cette idée implique une prise en compte indirecte de ce travail. J’en suis cependant (tardivement) venu à penser que, à cet égard aussi, il serait important d’être bien plus explicite. La difficulté de se positionner vis-à-vis de cette part de l’anthroposophie provient bien sûr du fait qu’il est particulièrement difficile de vérifier directement sa validité, à moins d’être soi-même capable d’une clairvoyance élargie (ce qui n’est pas mon cas). Je pense néanmoins à présent que la valeur et l’importance du travail philosophique de Steiner, la force de connaissance, la volonté de vérité qui s’y manifeste, tout comme les résultats des pratiques qu’il a inspirées – résultats examinés et confirmés sous bien des points de vue par la recherche scientifique classique[43] –, je pense que tout cela implique visiblement le fait que cette vaste part de son œuvre est très probablement en grande partie fondée. Bien sûr, cela ne contredit en rien la nécessité d’une grande prudence, tant qu’on n’a pas pu expérimenter soi-même ce dont il s’agit. (Ce point est un peu approfondi dans la version plus développée de cet article.)
La clé de l’énigme, quant à l’action du kantisme ?
En lien, encore, avec cette part de l’anthroposophie qui vient d’être abordée, ainsi que pour revenir à un point central du présent double article : notons qu’on trouve dans l’œuvre « ésotérique » dont il s’agit, justement, un éclairage probable sur la question posée plus haut : c’est-à-dire la question de savoir si l’absence d’action visible du kantisme signifie une absence d’action réelle. Personnellement, il m’a toujours paru énigmatique que des gens puissent vivre dans les pensées matérialistes ou agnostiques radicales et, malgré cela, trouver encore de la motivation pour l’existence. À cet égard, et suivant ses conceptions au sujet de vies humaines successives, Steiner explique justement que, d’après ses recherches, de tels effets existent effectivement, mais au-delà de la vie sur terre où les pensées concernées ont été élaborées ; en effet, selon les recherches en question, ce qui vit d’abord dans la pensée descend ensuite au niveau de la volonté, mais essentiellement lors d’une existence terrestre ultérieure[44]. C’est-à-dire que, lors de cette existence ultérieure, l’être humain concerné perdrait toute vraie motivation pour la vie, sous l’effet des pensées devenues à présent volonté. Prendre au sérieux cette donnée permet de mesurer l’immensité des effets probables d’un courant comme le kantisme.
Remplacer l’acide invisible par des germes de vie et de force
En conclusion, reconnaître vraiment les apports de Rudolf Steiner – si cette reconnaissance se base sur une vraie expérience et une vraie compréhension individuelles –, reconnaître ces apports n’est pas faire preuve de parti-pris ou de naïveté ; mais c’est rendre justice à des faits essentiels. La pensée dominante associe Kant à la liberté, à la modestie, à la morale ou au respect de l’autre, etc. Tandis que les philosophes qui ont vraiment cherché à répondre aux besoins de l’âme en matière de connaissance, ces philosophes se voient associés par cette pensée dominante au dogmatisme, à l’orgueil, à la folie des grandeurs ; critiques qu’on adresse tout particulièrement à Hegel, mais qui, en toute logique, s’appliquent à l’ensemble des penseurs s’inscrivant dans les courants où il a lui-même évolué.
Pourtant, comme l’a très pertinemment observé Pierre Destrée, professeur de philosophie à l’Université de Louvain-la-Neuve[45] : toutes les pensées, toutes les œuvres philosophiques qui l’ont précédé, Kant les considère comme du délire métaphysique. Tandis que Hegel, lui, jette des fleurs à tous ses prédécesseurs, convaincu que la culture et la philosophie se sont construites à travers les recherches et efforts de tous, et n’ont pu naître que suite au développement des civilisations qui ont précédé la sienne.
Outre sa vaste œuvre dite ésotérique, les pierres philosophiques que Steiner a ajoutées au grand édifice de la culture humaine – achevant ainsi des parts essentielles de celui-ci –, ces pierres sont d’une valeur inestimable. Car elles donnent de quoi épurer l’âme humaine des sources de désagrégation dont parlait Nietzsche ; et car, en nous permettant de voir bien plus clairement la valeur des riches apports des autres grands esprits, elles font que ceux-ci peuvent remplacer, dans cette âme humaine, les sources de désagrégation évoquées. Ces dernières peuvent alors faire place à bien des connaissances et lumières. Et surtout à des germes et des forces de vie, de liberté, ainsi que de volonté de connaître.
[1] Schelling, F. W. v., Clara oder Zusammenhang der Natur mit der Geisterwelt [1810 ou 1811], Gottafachen Buchhandlung, 1865, p. 31. Mots mis en exergue par DZ.
[2] https://www.aether.news/l-anthroposophie-ne-commence-pas-avec-rudolf-steiner/
[3] On lit en effet dans l’interview : « Que ce soit pour l’idée des différents constituants de la nature humaine, la conception de la réincarnation, la compréhension du christianisme et des autres spiritualités, ou la cosmologie et la cosmogonie, on retrouve toujours des sources littéraires sur lesquelles Steiner s’appuyait, mais chez lui tout est transformé, traversé par une philosophie de la liberté radicale et un souci de la pensée philosophique et scientifique. »
[4] L’auteur de ces lignes a pu le constater bien clairement au sujet des œuvres philosophiques principales de Steiner. Au sujet des autres œuvres, l’état actuel de mes connaissances et expériences ne me permettent pas de me prononcer globalement ; mais, étant donné que les ouvrages philosophiques en question sont les fondements du reste de l’œuvre concernée, elles ont bien sûr une importance essentielle, par rapport à la question dont il s’agit. Nous reviendrons plus loin sur ces enjeux.
[5] https://www.aether.news/anthroposophie-par-les-faits/
[6] Je pense ici en particulier à des chercheurs et chercheuses comme Christian Lazaridès, Irene Diet ou encore Thomas Meyer.
[7] Chez les trois principaux porteurs de l’idéalisme allemand, on trouve très clairement l’objectif d’atteindre, par la connaissance (et pas seulement la foi), l’essence – ou des essences – du réel, ce que Kant avait décrété impossible. Concernant Hegel, il suffit de penser à sa fameuse sentence (dans la préface des Principes de la philosophie du droit) : « Ce qui est rationnel est réel ; et ce qui est réel est rationnel », idée qui implique la possibilité, selon ce philosophe, que se rejoignent pensées humaines et lois du monde. Au sujet de Fichte, la chose ressort de sa réflexion (développée dans La doctrine de la science) que la capacité à établir des relations entre des idées révèle la permanence et la réalité d’un fondement, à l’origine des pensées concernées. À propos de Schelling, citons ces très belles lignes : « Ce que nous nommons Nature est un poème scellé dans une merveilleuse écriture chiffrée. Pourtant l’énigme pourrait se dévoiler si nous y reconnaissions l’odyssée de l’esprit. » (Système de l’idéalisme transcendantal, Louvain, Peeters, 1978, p. 259).
[8] « Ich musste das Wissen aufheben, um zum Glauben Platz zu bekommen. », Kant, I., Kritik der reinen Vernunft, préface à la 2e édition, 1787, p. 30.
[9] Pour mieux saisir le lien entre scepticisme et morale du devoir : https://www.tri-articulation.info/actualite/tous-les-articles/157-philosophie/308-dirigismes-sanitaires-et-autres-quelles-causes-philosophiques
[10] Kant, I., Critique de la raison pratique [1788], Alcan, 1888, p. 155.
[11] Essai philosophique sur la paix perpétuelle [1795], Fischbacher, 1888, p. 21.
[12] Voir son ouvrage La société ouverte et ses ennemis, qui, dans sa dédicace à Kant, qualifie ainsi la philosophie de cet auteur.
[13] Idem.
[14] À ce sujet aussi, voir p. ex. https://www.tri-articulation.info/actualite/tous-les-articles/157-philosophie/309-connaissance-agir-et-liberte-une-relation-primordiale
[15] Ibid., p. 72 sqq.
[16] Ibid., p. 63 sq.
[17] Steiner, R., Vérité et science [1892], Éditions Anthroposophiques Romandes, 1983, p. 55 sqq.
[18] Voir p. ex. Stanguennec, A., Hegel, critique de Kant, Presses Universitaires de France, 1985, p. 51.
[19] Voir en particulier le fait qu’à son idée de plante, il donne une forme tout à fait sensible (et ce, même si l’on voit bien que, à l’arrière-plan, quand il élabore cette idée, les concepts sont à l’œuvre, dans son esprit, mais à l’arrière-plan seulement) ; ce qui se révèle particulièrement explicitement dans le fait qu’il déclare que cette idée lui apparaît « sous la forme sensible d’une plante primordiale suprasensible. » (La métamorphose des plantes [1790], Triades, 1975, p. 97.) Ainsi, même les concepts et le suprasensible se présentent à lui, en même temps, comme des phénomènes sensibles. Voir aussi p. ex. cet aphorisme, exprimant notamment qu’un vécu dans le penser en lui-même, à distance du reste de l’expérience, ne lui semble pas vraiment envisageable ou souhaitable : « Le temps est gouverné par les battements du pendule, les domaines de la morale et de la science par l’alternance de l'idée et de l'expérience. » (Maximen und Reflexionen [1833], n° 1107), trad. DZ.
[20] Weber, M., La liberté est la première des sécurités, Chromatika, 2021, p. 9.
[21] Ibid., p. 9 sq.
[22] La liberté est la première des nécessités, op. cit., p. 92.
[23] Ces dernières réflexions ne suggèrent pas que la liberté nécessiterait une forme d’omniscience, mais seulement que la question de la liberté ne peut être vraiment résolue que si la nature de ce phénomène ou de cette qualité peut être réellement pensée – ce qui nécessite notamment que les actes libres puissent être réellement compris, après coup, dans leurs grandes lignes au moins.
[24] Édition critique [des écrits] de Steiner.
[25] https://www.steinerkritischeausgabe.com/texte
[26] Steiner, R., Die Geheimwissenschaft im Umriss [1913], Rudolf Steiner-Nachlaßverwaltung, 1989, p. 14 ; en français publié par Novalis, EAR et Triades sous le titre La science de l’occulte – trad. de l’extrait par DZ.
[27] Osterrieder, M., Welt im Umbruch, Freies Geistesleben, p. 76 et 78.
[28] Un des exemples les plus graves concerne les exposés de Steiner au sujet de phénomènes et d'êtres suprasensibles : « Au lecteur hâtif, les textes, même révisés, donnent l'impression qu'il s'agit effectivement de "choses" ou d'"êtres" réels existant dans une transcendance située "au-delà" ou "en dehors" du moi vivant l'expérience. Ce n'est qu'au lecteur très attentif qu'ils révèlent qu'il ne s'agit pas ici de métaphysique au sens précritique, mais d'une présentation philosophique de la conscience, dans l'esprit de Kant et de Fichte ; c'est-à-dire d'une phénoménologie des contenus de la conscience humaine. Selon Steiner, le seul être que l'être humain rencontre dans la méditation est en fin de compte son propre être ; et ce, en tant qu'être à la fois individuel-personnel et universel-absolu. » (SKA, introduction au volume 7, p. XXIX – https://www.steinerkritischeausgabe.com/leseproben-einleitung-band-7). Quiconque lit sérieusement et honnêtement les textes de Steiner traitant de phénomènes suprasensibles voit clairement que leur auteur considère que, parmi ces phénomènes, on trouve notamment de véritables êtres, qui, tout en étant – comme tout être – reliés au reste du monde (et donc au soi qui les perçoit), sont aussi, du moins pour une part d’entre eux, porteurs d’une individualité et d’une intériorité. Si Steiner avait quelque part suggéré que ces phénomènes n'existent que dans le sujet humain, cela aurait signifié qu’il aurait été soit atteint de folie, soit très, très profondément malhonnête ; car une telle suggestion aurait contredit fondamentalement l'ensemble de son œuvre ésotérique ; œuvre qui, de ce point de vue, n'aurait été qu’une immense supercherie. Chr. Clement peut être de cet avis, mais quiconque a une vraie connaissance de l’anthroposophie devrait récuser énergiquement de telles déclarations, et éviter toute collaboration avec une telle personne.
Un exemple concernant le respect de la liberté – en ce qu’il assigne à Steiner une attitude d’autoritarisme notamment : au sujet, là aussi, des œuvres de ce dernier traitant de phénomènes suprasensibles, Clement déclare que leur auteur, « dans l’ensemble, troque le ton abstrait, conceptuel et critique exigé par le discours scientifique contre le ton imagé et illustratif, mais aussi autoritaire et dogmatique de l'enseignant spirituel. » (Ibid.) Ces deux passages font partie de ceux repérés par Frank Linde, dans l’article indiqué dans la suite du texte.
[29] P. ex. au sujet de ses connaissances de langues européennes anciennes (Meyer, Thomas, Doppelte Unwissenschaftlichkeit der SKA, Der Europäer, novembre 2013.
[30] Manque de compréhension qui se manifeste déjà clairement dans une publication datant de quelques années avant le lancement de ce projet éditorial (de sorte que les personnes y collaborant avaient, dès le départ, de quoi saisir la nature de l’approche de Clement) : dans cette publication, l’auteur qualifie l’attitude de Steiner vis-à-vis de Goethe de « vénération acritique » – « unkritische Verehrung » – (Clement, Chr., Die Geburt des modernen Mysteriendramas aus dem Geiste Weimars, Berlin 2007, p. 21, cité par Th. Meyer dans Der Europäer, novembre 2013). Quiconque a vraiment travaillé sur les introductions et commentaires de Steiner aux œuvres scientifiques de Goethe sait à quel point elles manifestent connaissance et compréhension très approfondies, rigueur, tout comme – en même temps que l’admiration plus que justifiée – la reconnaissance des limites de Goethe : notamment le fait que celui-ci n’a pas exploré le domaine du penser pur (Steiner, R., Goethe et sa conception du monde, Éditions Anthroposophiques Romandes, 1985, p. 187), qu’il n’a pas conceptualisé ses propres méthodes et vision du monde – les portant et de manière pour ainsi dire intuitive – (ibid. et Steiner, R., Une théorie de la connaissance chez Goethe, EAR, 2000), ou encore le fait que, ayant cherché dans de nombreuses directions, toutes ses déclarations ne sont pas en accord avec les grandes lignes de sa pensée, de sorte qu’il peut même être contradictoire (Goethe et sa conception du monde, op. cit., p. 13).
Chr. Clement déclare ensuite que Steiner, après être passé par cette prétendue attitude de vénération acritique, en serait venu, lors des années de travail sur La philosophie de la Liberté, à un « individualisme radical où son "je" se serait enflé jusqu’à l’absolutisme ». (Ibid.) Si l’on peut sans doute parler d’un individualisme radical, en lien avec La philosophie de la Liberté, quiconque a une vraie compréhension de ce livre voit à quel point on y trouve, justement, un dépassement de ce qu’on peut appeler la subjectivité restreinte et partiale, une hausse vers l’universel sans perdre le lien avec le particulier (voir notamment les développements sur l’imagination morale et l’évolutionnisme moral – chap. XII –, où est mise en valeur une démarche où le penser s’efforce d’aborder les nouvelles situations sans aucune idée figée et, avec créativité, développe des idées d’action répondant à ces nouvelles situations seulement. Il s’agit donc d’écoute des nouvelles situations en question et de pensée vivante, aucunement d’imposition absolutiste ou de plaquage d’anciennes idées collées à la subjectivité restreinte d’un Je autoritaire). Puis, Clement continue en écrivant que, après cette phase, Steiner devient un « théosophe lié par des dogmes »… (Ibid.) Trad. des passages cités par DZ.
[31] Toute une série d’analyses critiques a été développée, vis-à-vis des résultats de ce projet, entre autres par Irene Diet et Thomas Meyer, ainsi que par divers autres rédacteurs de la revue Der Europäer notamment. (Pour les germanophones : il suffit de rechercher, sur la page qui suit, les occurrences de l’acronyme SKA, pour repérer les articles : https://perseus.ch/archive/category/europaer/europaer-archiv). Ces analyses s’appuient sur de nombreuses citations, et répondent avec précision aux arguments des partisans du projet (s’exprimant entre autres par la voie du courrier des lecteurs.) Certaines des critiques en question peuvent être en partie sujettes à discussion, mais la plupart sont clairement très pertinentes. Il est également possible (ce que je fais petit à petit) de lire en ligne de nombreux textes publiés dans le cadre du projet (https://www.steinerkritischeausgabe.com/texte).
[32] https://byu.academia.edu/ChristianClement
[33] https://www.britannica.com/topic/Brigham-Young-University.
[34] Mitt Romney und die Mormonen, Andreas Bracher, Der Europäer, octobre 2012 ; pour une approche en français, voir p. ex. https://www.cairn.info/gouverner-aujourd-hui--9782100584116-page-252.htm
[35] Au sujet des liens entre Clement et cette organisation, notons aussi ces faits significatifs : sur Facebook avaient été publiées des communications raillant la pratique des mormons de baptiser et intégrer post-mortem, à leur église, des gens ne leur ayant rien demandé ; ces communications imaginaient que cela allait peut-être avoir à présent lieu avec R. Steiner, en lien avec la SKA. Clement a alors répondu, depuis son profil Facebook, que la démarche (donc le baptême post-mortem de Steiner par les mormons) avait déjà eu lieu, en 1992… (site de Der Europäer – file:///C:/Users/daniz/OneDrive/Dokumente/documentation/Meyer/Zur-Kritischen-Ausgabe-von-Rudolf-Steiners-Werk-JG18_2013_01_Europaer.pdf). Ce genre de pratiques plus que douteuses (un signe de plus du fait que les mormons n’hésitent pas à imposer leur volonté aux autres), ce genre de pratiques ne semblent donc pas poser problème à Clement.
[36] http://anthroposophie.byu.edu/edition.html
[37] http://anthroposophie.byu.edu/
[38] Notons que, concernant le kantisme, cette volonté se manifeste dans plusieurs articles publiés sur aether.news : https://www.aether.news/la-philosophie-de-la-liberte-a-lepreuve-de-la-crise-sanitaire/
[39] Voir p. ex. cette analyse critique d’un très grand intérêt : https://lazarides.pagesperso-orange.fr/Quand%20on%20accouple%20ind%C3%BBment%20deux%20symboles.pdf
[40] Au sujet des jésuites, un signe particulièrement important est bien sûr la nomination d’un pape issu de cet ordre. Mais l’influence en question remonte bien sûr à bien plus loin – voir p. ex. https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/03/14/qui-sont-les-jesuites_1847826_3214.html ; au sujet de l’Opus dei, voir notamment https://www.la-croix.com/Religion/Monde/Quest-lOpus-Dei-2017-01-24-1200819646 et https://www.lalibre.be/lifestyle/magazine/2013/03/13/lopus-dei-influence-financement-secrets-et-sacrifices-corporels-22-MTLDRYZ7ONFTHC2CUNCRHGRDWU/
[41] Puisque rendant accessible à tous des contenus jusque-là ésotériques ou occultes.
[42] Au sujet de l’idée que l’idéalisme des 18 et 19e siècle, le romantisme et la philosophie de la Nature tendaient vers une science de l’esprit, voir notamment l’ensemble du n° 3 d’Esprit et Nature https://www.tri-articulation.info/actualite/tous-les-articles/157-philosophie/312-esprit-et-nature-sommaires-des-3-premiers-numeros).
[43] Au sujet de la recherche et des découvertes en sciences naturelles, voir https://www.aether.news/le-noyau-scientifique-de-lanthroposophie-anthroposophie-scientifique/ ; au sujet de la biodynamie, voir notamment une méta-analyse de 70 études cliniques récentes (et de 265 études en tout), publiée en 2011. Ses résultats sont résumés ainsi : « (…) un large spectre de traitements a été examiné, vis-à-vis d’un grand nombre de maladies (…) La plupart des études ont montré un résultat positif. (…) La validité externe était généralement élevée. Les effets secondaires ou autres problèmes étaient rares et généralement décrits comme légers ou modérés. Les études (…) ont montré une (…) grande satisfaction des patients en ce qui concerne les résultats (…) et, vraisemblablement, des coûts légèrement inférieurs. » (Kienle, G. S., Glockmann, A., Grugel, R., Hamre, H. J., Keine, H., Klinische Forschung zur Anthroposophischen Medizin, Update eines “Health Technology Assessment”, Berichts und Status Quo, Forschende Komplementärmedizin und Klassische Naturheilkunde, 18 (5), 2011, p. 269-282.) À propos de l’enseignement, une étude de l’Université Heinrich Heine de Düsseldorf, dont les résultats ont été publiés en 2012, a porté sur l’expérience éducative d’élèves d’écoles Steiner-Waldorf. Le travail a concerné 800 élèves environ, fréquentant une dizaine d’écoles. Selon cette étude, les élèves des écoles Steiner-Waldorf manifestent plus d’enthousiasme dans l’apprentissage, plus d’autonomie, éprouvent moins de pression à l’école, et obtiennent des résultats scolaires équivalents à ceux des élèves d’écoles classiques. (Liebenwein, S., Barz, H., Randoll, D., Bildungserfahrungen an Waldorfschulen. Empirische Studie zu Schulqualität und Lernerfahrungen, Springer, 2012. Etc.
[44] Voir Steiner, R., Vérités de l'évolution de l'homme et de l'humanité [1917, GA 176], Novalis, 2004, notamment conférence du 10/07/1917.
[45] Lors de son cours d’Explication d’auteurs anciens (centré sur Aristote) de l’année 2000-2001, à l’Institut Supérieur de Philosophie de l’UCL.
Illustration : pyrite sphérique (source : Wikimedia).
Partie 2/2 - Version plus développée
[Version plus développée de] Une pensée « qui ronge et qui émiette » et une lumière solaire (2/2)
Auteur : Esprit et Nature
Publié le : 30-04-2023
Catégorie : Philosophie
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« Avec quelle indifférence (…) ne traitons-nous pas souvent la connaissance ; comme si quelque concept que ce soit pouvait être en nous sans agir sur nous, sans avoir de conséquences sur notre vie.[1] »
Friedrich W. J. von Schelling
[Une version plus concise de cet article est accessible en cliquant ici].
La première partie de l’article rappelle que la pensée d’Emmanuel Kant et de ses héritiers mène, tout en prétendant le contraire, à l’idée que la connaissance réelle est impossible ; et qu’ainsi, cette pensée conduit aussi à la perte de l’espoir de pouvoir satisfaire les besoins de l’âme ; en particulier, ses besoins vis-à-vis des questions de la liberté, de l’immortalité, du sens de la vie, ou encore de l’action morale (questions intimement liées entre elles). Cette conviction est renforcée par un passage capital d’un écrit de Nietzsche, dont la découverte a fourni l’une des incitations à la rédaction de ce double article, et dont le cœur consiste en les lignes suivantes, qui jettent sur le kantisme une lumière solaire : « dès que nous apercevrons l’influence populaire de Kant, celle-ci apparaîtra devant nos yeux sous la forme d’un scepticisme et d’un relativisme qui rongent et qui émiettent; et c’est seulement chez les esprits les plus actifs et les plus nobles (...) que se présentera (...) le sentiment de douter et de désespérer de toute vérité, tel que nous le retrouvons par exemple chez Heinrich von Kleist, comme un effet de la philosophie kantienne. »
Venons-en (ce qui nous ramènera à Kant) à la seconde incitation à l’écriture de ce texte, donc à l’interview évoquée au début de la première partie, et publiée sur le site aether.news[2]. Une grande part de cette interview met notamment en valeur des liens intimes entre l’œuvre de Rudolf Steiner et des courants et auteurs qui l’ont précédée. Ces observations sont manifestement très justes, et il est souvent important de souligner ce genre de liaisons. Notamment car cela rappelle que, tout en reposant sur l’expérience individuelle et la pensée libre, cette œuvre s’inscrit en même temps dans le prolongement de nombreux développements spirituels antérieurs. Développements qui émanent de maintes personnalités, de divers peuples et cultures, et qui, en définitive, remontent à l’évolution culturelle de l’humanité dans son ensemble. Mettre cela en avant contribue à montrer que l’anthroposophie n’est pas une chose étrange sortie d’on ne sait où, et cela peut aussi aider à prévenir les tendances germanocentristes ou eurocentristes ; ainsi que la tendance à accorder à certaines personnalités une importance telle qu’on oublie que leurs apports sont des pierres ajoutées à un vaste édifice, bâti au long des époques et civilisations.
Rappelons néanmoins au passage que les meilleurs chercheurs sont certainement ceux qui, tout en poursuivant les œuvres de leurs prédécesseurs, n’ont cependant jamais tenu quelque chose pour vrai car cela provenait de telle tradition ou autorité, mais seulement après avoir pu le vérifier par l’expérience individuelle et la pensée libre. Et précisons que chez Steiner (ce dont l’interviewé tient compte[3]), cet effort était présent d’une manière particulièrement radicale[4].
Saisir les vraies filiations, reconnaître les apports de chacun
Autant il importe de ne pas oublier les édifices culturels ou spirituels déjà présents, autant il importe, également, de discerner quelles sont les filiations réelles, dans quels courants tel ou tel chercheur s’inscrit vraiment, et vis-à-vis de quels courants il diverge. C’est d’autant plus important à une époque de confusions, comme la nôtre ; confusions présentes notamment dans le domaine spirituel au sens large, mais aussi, plus particulièrement, dans le domaine philosophique.
Il importe également de reconnaître à chaque bâtisseur les contributions qui ont été les siennes, dans leur globalité. Ce qui est particulièrement vrai quand ces contributions sont mises en cause par beaucoup, et plus encore quand l’humanité est encore très loin d’avoir tiré tous les potentiels qu’elles contiennent. Cette observation s’applique à une série de grandes personnalités, ainsi qu’à des courants entiers. On peut penser à Hegel notamment, dont l’œuvre a été mise en cause et violemment attaquée par beaucoup (p. ex. par Karl Popper qui, tout en développant des critiques justifiées, ne jette pas seulement le bébé avec l’eau du bain, mais fait également tout pour l’assassiner purement et simplement[5]). Cela concerne aussi des courants dans leur ensemble, comme le romantisme, que Luc Ferry (comme Popper d’ailleurs) s’évertue à relier au totalitarisme[6], malgré tout ce qui dans ce courant contredit radicalement une telle liaison. Et Rudolf Steiner compte bien sûr parmi les personnalités les plus remises en causes, les plus attaquées, et, en même temps, les plus méconnues et sous-évaluées. (Y compris dans une partie des mouvements se réclamant de l’anthroposophie – nous y venons).
L’interview aborde précisément la question de la façon dont se situe R. Steiner par rapport aux œuvres et courants apparentés aux siens, la question des filiations où il s’inscrit. Question qui se relie notamment à celle de savoir quels ont été ses apports propres. La manière dont l’interviewé répond à ces questions exige plusieurs critiques. Avant d’en venir à celles-ci, précisons que l’interviewé en question (Louis Defèche, directeur de l'hebdomadaire Das Goetheanum) a écrit des articles de qualité[7], et qu’aether.news est un média proposant divers contenus de valeur. (P. ex., des articles de chercheurs très sérieux comme Peter Heusser et Thomas Hardtmuth). Mais, comme nous allons le voir, il se manifeste aussi, dans certains contenus de ce média, des tendances très problématiques d’une partie des mouvements se réclamant de l’anthroposophie.
Précisons aussi que le but n’est pas ici de dénoncer ou de condamner, mais d’essayer de contribuer à des remises en question salutaires. Dans le même sens, je suis bien conscient du fait que nous sommes tous sujets à l’erreur, et même aux erreurs à répétitions, notamment dans un domaine aussi riche et complexe que l’anthroposophie. Mais quand les signaux d’alarme se multiplient depuis longtemps, et émanent des personnes les plus averties[8], il serait plus que temps de leur prêter vraiment attention. (Nous viendrons plus loin à ce dont il s’agit là.)
Les points que je vais critiquer concernent la connaissance et la compréhension de fondements essentiels de l’anthroposophie (c’est-à-dire la théorie de la connaissance et la conception de la liberté exposées principalement dans La philosophie de la liberté[9]). Il est très difficile de maîtriser ces fondements dans toutes leurs dimensions ; mais il s’agit ici notamment d’attirer l’attention sur l’importance du travail sur ceux-ci. On trouve normal que la plupart des musiciens se forment en rejouant les œuvres des plus grands compositeurs, avant de se mettre à créer eux-mêmes, ou parallèlement à leurs propres créations ; pourquoi n’en irait-il pas de même dans le domaine philosophique ?
Kant, philosophe de la liberté ??
Venons-en à la première critique. Elle concerne précisément la pensée de Kant et son appréciation : reprenant l’idée d’un livre sans doute en partie intéressant, qu’il commente, l’interviewé qualifie la pensée kantienne de « philosophie de la liberté ». Et certes, Kant avait manifestement, à la base, une réelle volonté de promouvoir la liberté. (En témoigne notamment son grand intérêt pour Rousseau, évoqué dans l’interview, ainsi que pour l’idée de Rousseau que la liberté peut être identifiée à l’essence humaine). Après avoir qualifié ainsi la pensée kantienne, l’interviewé – comme le fait apparemment là aussi le livre qu’il évoque – l’interviewé avance que cette pensée est ensuite reprise et menée à son apogée par Hegel. Souligner le rôle très important de Hegel et des autres idéalistes allemands dans le développement de la pensée de la liberté est tout à fait sensé ; et Kant a en effet joué un rôle important, par rapport à cet idéalisme ; mais il s’agissait avant tout d’un rôle de stimulation, par une incitation involontaire à dépasser les limites qu’il avait affirmées insurmontables, par rapport à la connaissance ; limites que Hegel, Schelling, Fichte et les autres grands idéalistes de cette époque n’ont justement pas acceptées.
Certes, ces faits n’apparaissent pas toujours clairement, au premier abord. En effet, les philosophes mentionnés parlent souvent positivement de Kant (surtout Fichte, qui chante même ses louanges[10]). Cela, du fait de sa volonté initiale de dépasser le dogmatisme, ainsi sans doute que du fait de sa réputation. Mais si l’on considère les choses de plus près, on voit clairement qu’on ne peut donc en aucun cas placer Kant dans l’idéalisme de ces auteurs. Son courant est certes qualifié d’idéalisme critique ; mais, au niveau de son essence (et non de tel ou tel composant sorti du contexte), sa pensée va dans une direction tout à fait opposée à celle suivie par ces philosophes[11]. Car s’il est effectivement parti d’une volonté de fonder philosophiquement la liberté notamment, Kant en est venu à penser que cette entreprise est impossible – du moins dans le domaine de la connaissance, c’est-à-dire le seul domaine offrant des possibilités de vrais fondements, et pas seulement de croyances. (Et il en est venu à penser de même au sujet de la sphère de l’âme, du suprasensible en général, comme expliqué dans la première partie de ce double article.)
Ainsi, ce penseur a opéré un retour en arrière, aux visions religieuses traditionnelles, qui présentent la foi comme indépassable et jugent inepte la recherche d’une vraie connaissance. Cela ressort notamment de sa fameuse phrase : « J’ai dû mettre de côté [ou abolir] le savoir pour faire place à la foi[12] ». Cela ne doit pas empêcher de reconnaitre à Kant le mérite d’avoir attiré l’attention sur l’importance de la tentative de fonder la connaissance, et d’avoir, avec ses héritiers, soulevé de nombreuses questions liées à cette tentative. Mais ces faits et cet échec de sa tentative originelle doivent être regardés avec lucidité.
En effet, le scepticisme radical empêche de fonder l’agir et les rapports humains sur la connaissance et le dialogue, car celui-ci nécessite des fondements réels, sur lesquels on puisse s’accorder. Sans cela, il ne reste que les règles, les devoirs imposés ou qu’on s’impose – ou alors la démagogie des sophistes. (La connaissance, elle, éclaire l’agir, mais sans rien lui imposer. En effet, aussi précise notre connaissance d’une situation soit-elle, nous restons libres quant aux diverses actions possibles développables à partir de cette connaissance[13].) Ainsi, Kant aboutit à une morale du devoir, le contraire d’une morale de la liberté[14]. Cependant, la relation de ce penseur avec le mouvement des Lumières et son insistance, au départ, sur la liberté, ces deux choses font que ce retour en arrière passe bien souvent inaperçu ; et cela, même si les choses se révèlent particulièrement clairement, dans certains passages, comme celui-ci : « Devoir ! nom sublime et grand, toi qui ne renfermes rien en toi d'agréable, (…) mais qui réclames la soumission, qui (...) poses (...) une loi (...) devant laquelle se taisent tous les penchants, quoiqu'ils agissent contre elle en secret[15] ».
Cette domination de la morale du devoir, chez Kant, est très certainement une raison importante de son succès dans les courants dominants. En effet, les morales du devoir et de l’obéissance sont évidemment utiles au pouvoir, contrairement à celles de la liberté. Surtout quand elles se présentent comme autre chose que ce qu’elles sont, et affichent souvent le mot de liberté. Dans le même sens, Kant est très utile aux pouvoirs autoritaires du fait que, selon lui, la paix entre les nations n’est pas à viser par un dialogue des peuples et sociétés civiles elles-mêmes, mais par le « haut », par une puissante institution ou une puissance internationale[16].
Comme expliqué dans la première partie de l’article, en isolant certains éléments des écrits de Kant, on peut défendre l’idée que, chez lui, des voies s’ouvrent vers d’autres approches également. Mais si l’on tient compte de ses idées dans leur ensemble – et en particulier de sa conception de la connaissance –, on ne peut que constater qu’elles mènent à ce qui vient d’être esquissé. C’est-à-dire à un scepticisme radical et figé – mais en même temps dissimulé –, au retour à la croyance vue comme indépassable, ainsi qu’à la morale du devoir, tombeau de la liberté.
Certes, venant de quelqu’un qui vit dans les visions qui dominent, qualifier la pensée de Kant de « philosophie de la liberté » n’est pas étonnant. Mais venant de quelqu’un qui, du fait de sa fonction, est supposé avoir une connaissance des aspects centraux, au moins, de l’œuvre la plus fondamentale de Steiner (La Philosophie de la liberté justement), les choses sont toutes différentes ; à une telle personne, qualifier la pensée de Kant de philosophie de la liberté devrait paraître aussi sensé que de dire, p. ex., que la pensée de Schopenhauer (pessimiste radical) est une philosophie de la joie de vivre, ou encore que l’œuvre de Marx est une mystique profonde. Un autre auteur ayant qualifié la pensée kantienne de philosophie de la liberté est Karl Popper[17], comme évoqué l’un des ennemis les plus acharnés des grands courants de pensée de l’Europe centrale des 18 et 19e siècle ; donc du véritable idéalisme, du romantisme, de la philosophie de la Nature[18].
Dans ce sens, il est déjà positif que, quant à elle, l’interview en question présente ces courants sous un jour très favorable. (Heureusement qu’elle le fait, pourrait-on dire). Malheureusement, il ne faut certainement pas en tirer trop de déductions positives, comme cela va ressortir de la suite de cet article.
Des apports fondamentaux et ignorés
Nous arrivons ainsi à la deuxième critique. Celle-ci concerne une approche réductrice des apports de Rudolf Steiner, en particulier dans le domaine philosophique. Pour pouvoir aborder ce point, il faut donc commencer par se pencher sur une part au moins de ces apports. Comme évoqué plus haut, un des grands mérites de Steiner est d’avoir contribué à réfuter la théorie de la connaissance kantienne, et, surtout, d’avoir développé une conception de la connaissance mettant en valeur la possibilité d’un vrai fondement de celle-ci, ainsi que la possibilité de développer toujours plus la liberté[19]. Bien sûr, dans le sens des réflexions esquissées plus haut – au sujet de la construction collective de la culture –, ces apports font suite à une série de développements qui les ont précédés ; et plusieurs éléments des conceptions de Steiner se retrouvent chez d’autres auteurs. (P. ex., la possibilité pour les êtres humains de se rejoindre au niveau des concepts, possibilité déjà mise en valeur par Socrate et Platon notamment.) D’autres éléments encore étaient, quant à eux, en cours d’élaboration, de clarification, et Steiner a mené ce processus à son terme. Son travail relève donc à la fois de la synthèse et de l’achèvement, mais aussi – et en partie par là même – de l’apport de plusieurs éléments essentiels. Comme rappelé dans la première partie de ce double article, il s’agit en particulier du fondement, de la conceptualisation réelle de l’observation selon laquelle le penser est une activité reposant sur elle-même ; observation vers laquelle tendait toute une part de l’histoire de la philosophie, mais confusément seulement.
Aristote parlait déjà de pensée qui se pense ; Descartes devinait la chose, quand il exprima son fameux « je pense, donc je suis » ; de même pour Fichte, lorsqu’il observa que la capacité à établir des relations entre des idées révèle la permanence et la réalité d’un fondement, à l’origine des pensées concernées ; etc. Mais les recherches à la base de ces déclarations et réflexions, c’est avec Steiner qu’elles atteignent leur but et leur conceptualisation véritable et complète, lorsque celui-ci fait l’observation capitale résumée dans la première partie du présent double article ; c’est-à-dire, celle que lorsque l’être humain développe un véritable penser, il passe d’une idée à l’autre en fonction, uniquement, des contenus de ces idées, donc en pleine connaissance de cause, et sans pouvoir être déterminé, ce faisant, par le cerveau, par un penser « en soi » dissimulé, ou par toute autre chose encore. Cette observation, absolument décisive quant au fondement de la possibilité de la connaissance comme de celle de la liberté, cette observation est la solution et le couronnement d’une quête essentielle, traversant toute l’histoire de la pensée (et qui constitue sans doute même la quête la plus importante de cette histoire).
On peut aussi mentionner cette constatation, très importante elle aussi, au sujet de la théorie de la perception qui, aujourd’hui encore, domine : cette théorie réduit la perception à certaines de ses composantes seulement, et, ce faisant, elle détruit sa propre base. En effet, la théorie en question affirme que les images que nous recevons des objets extérieurs n’auraient rien à voir avec ces objets ; mais elle le fait en se basant sur une part de ces objets ou images : organes des sens, cerveau, etc., qui modifieraient les objets perçus d’une manière telle que les images qu’ils nous en donnent n’auraient plus rien à voir avec les objets extérieurs, qui causent ces images ; vision qui s’effondre dès qu’on prend conscience que les organes concernés sont eux-mêmes des objets perçus. Steiner observe ainsi qu’il s’agit de prendre en compte l’ensemble des éléments intervenants dans la perception, puis de rechercher leurs rapports, à l’aide du penser[20].
Pensons également à la mise en valeur – et à l’application radicale – de ce qu’on peut appeler la remontée au donné immédiat, à l’expérience précédant les actes de connaissance ; remontée possible du fait que chaque attribution de concept peut être « décousue », de sorte à pouvoir progresser vers un avant de la connaissance, condition essentielle de toute épistémologie[21]. D’autres penseurs ont réfléchi dans cette direction[22], mais pas de manière aussi globale et fondamentale[23] ; ou alors, ils le font sans en tirer toutes les conséquences essentielles par rapport à l’épistémologie.
Concernant la liberté, il y a notamment l’idée centrale d’imagination morale, c’est-à-dire d’une pensée aussi plastique que possible, qui aborde toute situation comme une nouveauté, et qui forme ses idées d'action en conséquence ; ce, pour que ces idées puissent répondre aux situations elles-mêmes, et non leur imposer des principes issus du passé[24].
Etc.
Ces diverses observations et pensées, et d’autres encore, Steiner les développe et les relie de sorte qu’elles constituent un tout cohérent, une théorie de la connaissance et un concept de la liberté accomplis, qui apportent des bases véritables, là où d’autres grands philosophes, malgré différentes découvertes, sont restés au stade de la recherche, développant des œuvres en partie d’un très grand intérêt, mais très souvent quantitatives, complexes, et à bien des égards inabouties. (Comme p. ex. Husserl, Schelling, Bergson et bien d’autres).
Évoquons aussi la conceptualisation et l’explicitation de la méthode, de la vision du monde et de l’épistémologie qui vivaient chez Goethe d’une manière innée, et qu’il utilisait à bon escient mais sans en avoir une conscience vraiment claire ; en effet, il s’agit là aussi d’un apport à part entière de Steiner, car même si l’œuvre de Goethe elle-même a naturellement été pour lui une base essentielle, la conceptualisation et l’explicitation évoquées complètent cette œuvre d’une manière elle aussi essentielle[25] ; car sans elles, la signification et la profondeur de cette œuvre seraient très probablement passées inaperçues, si ce n’est pour quelques esprits exceptionnels. En effet, Goethe reste si proche de ses observations du monde sensible que la signification, les implications de ces observations échappent quasi systématiquement, sans explicitations suffisantes.
De telles réflexions s’appliquent aussi au travail de Steiner sur l’œuvre de Nietzsche, que, en l’éclairant de ses pensées développées dans La philosophie de la liberté, il a libéré des éléments flous et problématiques, qui ont suscité – et suscitent encore – tant de malentendus ou récupérations[26].
Il est bien sûr toujours très difficile de délimiter précisément les apports d’un chercheur, puisque personne ne peut avoir une connaissance de toutes les contributions existantes, même dans le seul domaine de la philosophie. (D’autant que ce domaine est intimement lié à ceux des différentes sciences). Mais concernant le manque de vrais fondements philosophiques quant à la connaissance comme quant à la question de la liberté, ce manque peut être constaté sur base de signes aussi nombreux qu’éloquents, lors des derniers siècles comme actuellement. Même les penseurs les plus proches de Steiner, en matière de vision du monde, ne sont pas parvenus aux fondements épistémologiques qu’il a su développer : Hegel, car il pensait que la possibilité de la connaissance ne peut être vérifiée, et qu’il s’agissait donc seulement d’utiliser nos facultés de connaissance, sans s’occuper de la question de leur fondement[27] ; Goethe, car il était entièrement concentré sur l’application de ses facultés d’observation et de penser aux expériences sensibles s’offrant à lui, et ne souhaitait pas aborder le domaine de la pensée pure[28] – démarche pourtant nécessaire, au départ de l’élaboration de la théorie de la connaissance, le penser étant manifestement l’instrument fondamental du connaître. Et le fait que ceux de leurs contemporains qui rejoignaient ces deux grands esprits – ainsi que leurs héritiers directs –, dans leur ensemble, ne soient pas parvenus à des fondements réels ou suffisants, en matière de théorie de la connaissance, ce fait ressort du grand manque de prise en compte sérieuse de leurs œuvres, dans les temps ultérieurs et jusqu’à aujourd’hui ; ainsi que du fait que, peu après le déclin des courants concernés, la pensée dominante est pleinement revenue au kantisme, malgré l’intérêt immense des courants qu’il a éclipsé – donc de l’idéalisme, du romantisme et de la philosophie de la Nature. (Et cela vaut aussi pour les penseurs particulièrement intéressants que sont Emmanuel Hermann Fichte – fils de J. G. Fichte – et Ignaz Paul Vital Troxler, abordés par Louis Defèche.)
Concernant Steiner lui-même, le manque de prise en compte de son œuvre s’explique par ses communications sur les domaines jusqu’alors ésotériques, communications heurtant trop les préjugés de l’époque ; mais cette explication ne vaut pas pour les chercheurs mentionnés. Et il paraît évident que, en cas de fondements épistémologiques réels, chez des auteurs aussi réputés que l’étaient à leur époque les grands idéalistes allemands notamment[29], ce retour au kantisme n’aurait pas été possible, d’autant moins dans l’ampleur massive qui a été et est toujours la sienne.
Concernant la question de la liberté également, il est manifeste que, là aussi, aucun des auteurs connus n’est arrivé à une clarification comparable à celle atteinte par Steiner. Ce qui concerne ses prédécesseurs comme ceux de ses successeurs n’ayant pas pris connaissance de ses travaux. Dans son tout récent ouvrage dédié à cette question, Michel Weber, philosophe à la vaste culture (mais n’incluant manifestement pas une connaissance approfondie des conceptions de Steiner), Michel Weber fait cette observation : « Les philosophes sérieux procèdent parfois en trois étapes : d’abord, ils font remarquer leur embarras, car la liberté serait indéfinissable ; ensuite, ils se réfèrent aux contingences de l’agir tel que le sens commun en rend compte ; enfin, ils proposent un concept qui cherche à faire vivre cette expérience ineffable.[30] » Mais ni M. Weber lui-même, ni les philosophes qu’il aborde ensuite ne parviennent à un véritable concept. Il cite notamment Bergson, un des penseurs de notre époque s’étant le plus intéressé à l’esprit : « On appelle liberté le rapport du moi concret à l'acte qu'il accomplit. Ce rapport est indéfinissable[31] ». Bergson écrit aussi : « …on comprend que des concepts fixes puissent être extraits par notre pensée de la réalité mobile ; mais il n’y a aucun moyen de reconstituer, avec la fixité des concepts, la mobilité du réel.[32] » Weber suit lui-même cette idée, en considérant que, même a posteriori, l’acte libre n’est que partiellement saisissable par la pensée[33].[34])
Un autre penseur très intéressant se rapprochant fortement des courants où s’inscrit Steiner est Claude Bruaire, centré lui aussi sur l’enjeu de la liberté. Cependant, traitant de celle-ci, et pressentant bien son lien intime avec la possibilité de la connaissance, il écrit : « …aucune définition formelle de celle-ci [la vérité ou la connaissance] n’est à la hauteur de l’identité de l’être.[35] » Ce qui revient à nouveau à répondre par la négative, à la question d’une théorie qui fonderait vraiment la connaissance. Et bien d’autres exemples pourraient être donnés.
Me concernant, sans les apports de Steiner, je n’aurais pas été capable de sortir des brumes opaques où mène le kantisme, dont il a si bien su démêler les écheveaux embrouillés, les dédales où Kant s’est perdu lui-même ; et où, sans l’avoir voulu, il perd tant de ses lecteurs, qui, pensant trouver chez lui des fondements pour la connaissance et la liberté, reçoivent en eux les ferments du désespoir évoqué par von Kleist[36], et risquent fort de se retrouver enfermés dans la morale du devoir.
Par ailleurs, on peut être émerveillé par les œuvres d’une série de grands esprits, dont on pressent la génialité – que ce soit Hegel, Schelling, Spinoza, Goethe, Emerson, Nietzsche et bien d’autres ; mais avec les fondements (ou compléments essentiels aux fondements existants) qu’apporte Steiner, ce qui est à la base pressentiment peut devenir expérience et vérifications ; ou du moins, cela peut le devenir bien davantage, et, ainsi, suffisamment pour qu’on puisse vraiment se tenir sur les fondements concernés. De cette manière, les bases en partie déjà conceptualisées, mais en partie encore seulement éprouvées, chez ces auteurs, ces bases peuvent apparaître dans leur clarté ; et la valeur de leurs œuvres s’en trouve décuplée.
Revenons à l’interview dont il s’agit. Celle-ci reconnaît-elle les apports dont il vient d’être question ? En regardant les choses de près, on s’aperçoit que ce n’est en fait qu’un seul de ces apports, qui y est reconnu. Celui d’avoir fait de l’anthroposophie un mouvement, d’avoir fait qu’un courant de pensée et de pratiques intérieures devienne un ensemble de pratiques également extérieures, se développant dans la société (dans l’éducation, la médecine, l’art, l’agriculture…). On peut discuter de cette façon de présenter cet apport, mais il y a manifestement beaucoup de vrai dans cette idée ; et il s’agit sans aucun doute d’un apport essentiel. Cependant, réduire les choses à cet apport-là – ce qui est une tendance très répandue, dans les milieux liés à l’anthroposophie –, réduire les choses à cet apport, c’est contribuer à détourner l’attention (voir à nier la réalité) des contributions dont il vient d’être question, donc notamment celles qui concernent le domaine philosophique. Et, très probablement, c’est manifester le fait que, soi-même, on n’a pas ou pas vraiment pris conscience de ces autres contributions ou de leur vraie valeur.
Un « travail colossal »… et destructeur
La conviction qu’il en est ainsi se renforce encore considérablement quand on prend connaissance du fait suivant – qui nous mène à une troisième critique : l’interviewé compte parmi les nombreux porteurs de la Société anthroposophique universelle qui adhèrent au projet de la Steiner Kritische Ausgabe (SKA)[37] ; c’est-à-dire d’une édition, se voulant critique, d’une part importante des œuvres de Rudolf Steiner. Ce projet est développé principalement par un universitaire, Christian Clement, en coopération avec deux maisons d’édition, dont la Rudolf Steiner Verlag – basée à Dornach[38] –, ainsi qu’avec une équipe de chercheurs. Le passage concerné, dans l’interview, parle du « travail colossal réalisé par Christian Clement », qui, selon l’interviewé, « démontre très bien » [que ce que Steiner a écrit est] « traversé par une philosophie de la liberté radicale et un souci de la pensée philosophique. »
Ce point ne peut être abordé que très courtement, dans le cadre de cet article (je souhaite cependant y revenir par la suite), mais il convient tout de même de s’y arrêter un peu. D’abord, je précise que je pense vraiment que, concernant une part des partisans de ce projet (et notamment l’interviewé dont il s’agit), le soutien qu’ils y apportent provient essentiellement d’un manque de discernement, non d’une volonté problématique consciente. (Ce qui, bien sûr, ne change malheureusement rien aux résultats.) Cette initiative aurait pu être tout à fait intéressante, car les travaux de Rudolf Steiner peuvent naturellement être critiqués. (Celui-ci, dans l’esprit qui traverse toute son œuvre, a d’ailleurs écrit lui-même qu’il « souhaite avant tout des lecteurs qui ne soient pas disposés à accepter sur base d'une foi aveugle ce qui est proposé, mais qui s'efforcent de comprendre ce qu'ils reçoivent, qui l’examinent à la lumière des connaissances de leur propre âme et des expériences de leur propre vie.[39] »). D’ailleurs, diverses erreurs ou changements de points de vue peuvent effectivement être constatés, chez Steiner et dans ses communications ; chose bien normale, concernant une œuvre aussi vaste et développée sur des décennies. (Mentionnons p. ex. un changement complet de jugement sur Guillaume II, considéré positivement par Steiner dans sa jeunesse, puis radicalement critiqué par lui par la suite[40]. On peut aussi évoquer le fait que, dans sa jeunesse également, ce chercheur, tout en récusant énergiquement les mouvements d’extrême droite, avait d’abord sous-estimé leur dangerosité, estimant manifestement d’abord qu’ils ne pourraient pas prendre grand-chose comme ampleur[41].)
Mais celui qui se penche un peu sérieusement sur les textes déjà publiés, dans le cadre de l’édition de la SKA, celui-là devrait se rendre compte que, sous des dehors de volonté de scientificité, il s’agit d’une initiative développée dans un esprit bien souvent destructeur vis-à-vis de l’anthroposophie et, en particulier, de la personne de Rudolf Steiner. En effet, son honnêteté, sa rigueur, ses capacités, comme son respect de la liberté d’autrui y sont régulièrement et plus ou moins radicalement mis en cause (soit de manière suggestive, soit explicitement)[42] ; cela, sur base de certains graves manques de connaissances factuelles sur son parcours[43], ainsi que d’une mécompréhension de son œuvre[44]. Cet esprit destructeur se manifeste souvent discrètement. Mais une fois qu’on aborde les choses avec attention, elles deviennent bien claires.[45] Pour une analyse critique de qualité de plusieurs aspects importants, traduite en français (la traduction est très moyenne, disons, mais tout de même suffisamment claire pour comprendre) : https://www.soi-esprit.info/articles/492-imagination-et-hallucination
Cette nature destructrice du projet ne surprend pas beaucoup, quand on sait avec quelle organisation Christian Clement a des liens manifestes. Certes, d’une part, il a enseigné comme professeur Waldorf, et il a travaillé sur les œuvres scientifiques de Steiner ; mais apparemment, il n’est pas parvenu à ce que ce travail sur ces œuvres le mène à une vraie expérience, ce qui est la condition pour pouvoir en tirer vraiment quelque chose ; et d’autre part, il a aussi étudié à la Brigham Young University, avant d’y devenir professeur associé (ce qu’il est toujours actuellement)[46]. Or, cette institution est directement et officiellement dirigée par l’église des mormons [47], organisation hiérarchique, autoritaire et en quête de pouvoir[48] – et donc en opposition fondamentale avec la spiritualité de liberté développée par Steiner. Et les liens concernés ne sont manifestement pas qu’extérieurs[49] – ce qui ressort, déjà et surtout, de la série d’exemples donnés dans les notes de bas de page précédentes, et de l’esprit que manifestent ces exemples. En outre, l’université en question soutient visiblement le projet de la SKA, car c’est son site Internet qui a d’abord hébergé le site officiel de ce projet [50], et car elle continue à en proposer une présentation en ligne[51].
Dans ce sens, Clement rappelle un personnage comme Valentin Tomberg, qui, après avoir été en apparence en tout cas relié à l’anthroposophie, s’est lié toujours plus à l’église catholique dans sa dimension la plus autoritaire[52]. (Dans ce sens, il ne faudrait certainement pas se laisser abuser par le fait que Clement écrit également des textes positifs sur Rudolf Steiner[53] ; en effet, vu la nature de ses écrits dans la SKA, ce genre de textes apparaissent plutôt comme la flatterie que le jésuite manie en combinaison avec le poignard…[54]).
Ainsi, avec tout cela, on est visiblement également face à une force qui ronge et qui émiette… Et qui mène entre autres à dire que la philosophie de Kant va dans le même sens que celle de Hegel ou de Steiner, ou à penser qu’on peut sans vrais problèmes coopérer avec quiconque, y compris les mormons…
Tout cela manifeste notamment un consensualisme problématique, et, dans le même sens, une tendance à vouloir rattacher l’anthroposophie à des pensées ou institutions dominantes[55] ; cette tendance existe vis-à-vis du kantisme, mais aussi des institutions de l’UE et de leur idéologie pourtant autoritariste[56], ou encore du catholicisme officiel en général. La cause est visiblement la croyance naïve que cela profiterait à l’anthroposophie, alors que cela ne fait que contribuer à empêcher de percevoir ses divergences fondamentales à l’égard de ces pensées et institutions. Concernant le cas du catholicisme, on mettra alors en avant qu’il a intégré et canonisé (ou récupéré) de grands penseurs comme Thomas d’Aquin p. ex. Mais le problème est que ce catholicisme a tout autant intégré et canonisé un Ignace de Loyola ou un Josemaría Escrivá, fondateurs respectivement de l’ordre des jésuites et de l’Opus dei, organisations là aussi hiérarchiques et autoritaires (et étant toutes deux très influentes au Vatican[57]). Dans les trois cas (kantisme, UE, catholicisme), on se laisse abuser par des discours, des apparences ou des éléments isolés, en passant à côté de l’essence des courants dont il s’agit.
Faible prise en compte de la vaste œuvre sur le suprasensible
Un autre point peut être critiqué, mais concernant celui-ci, je ne peux faire de reproches ; en effet, j’ai moi-même mis longtemps à pouvoir me situer à son égard. Il s’agit du fait que l’interviewé n’aborde que très indirectement la part ésotérique de l’œuvre de Steiner (ou plutôt, « ésotérique désésotérisée »[58], pour reprendre l’expression très pertinente de Christian Lazaridès) ; c’est-à-dire l’immense travail d’investigation qu’il a manifestement opéré dans le domaine suprasensible. Travail qui, sous bien des points de vue, a permis aux courants évoqués plus haut d’atteindre un de leurs aboutissements essentiels ; c’est-à-dire de devenir une science de l’esprit dans son ensemble, une exploration des mondes suprasensibles, visant à y rechercher les connaissances permettant d’éclairer les différents domaines de la vie[59].
Pour revenir à l’idée que Steiner a permis à l’anthroposophie de devenir mouvement, on peut considérer que cette idée implique une prise en compte indirecte de ce travail. J’en suis cependant (tardivement) venu à penser que, à cet égard aussi, il serait important d’être bien plus explicite. La difficulté de se positionner vis-à-vis de cette part de l’anthroposophie provient bien sûr du fait qu’il est particulièrement difficile de vérifier directement sa validité, à moins d’être soi-même capable d’une clairvoyance élargie (ce qui n’est pas mon cas). Je pense néanmoins à présent que la valeur et l’importance du travail philosophique de Steiner, la force de connaissance, la volonté de vérité qui s’y manifeste, tout comme les résultats des pratiques qu’il a inspirées – résultats examinés et confirmés sous bien des points de vue par la recherche scientifique classique[60] –, je pense que tout cela implique visiblement le fait que cette vaste part de son œuvre est très probablement en grande partie fondée. (Et ces dernières réflexions contribuent aussi fortement à montrer l’importance d’une reconnaissance de la valeur des apports philosophiques de Steiner ; puisque cette valeur est un signe essentiel de sa force de connaissance et de sa volonté de vérité, elle est en même temps un signe très important de la très probable fiabilité de son œuvre « ésotérique » également, avec ses nombreux et sans doute si précieux contenus.)
Une autre réflexion a fortement renforcé pour moi cette idée : celle que, d’un côté, il me semble toujours plus clair que l’esprit se manifeste dans l’ensemble des phénomènes du monde ; une part d’entre eux s’explique mécaniquement, mais cette part apparaît comme bien réduite, en définitive. D’un autre côté, on constate une coupure entre l’être humain et une grande partie de ce monde de l’esprit. Cette coupure a sans doute une raison d’être, mais il me paraîtrait vraiment absurde qu’elle soit indéfiniment insurmontable, sur terre ; pourquoi l’esprit empêcherait-il définitivement l’être humain de s’éclairer, durant sa vie terrestre, vis-à-vis d’une série de questions dont dépendent immédiatement le sens et la valeur de ses actions ? Ainsi, il me semble très cohérent et normal que doivent exister, ici et là, des communications au sujet du monde de l’esprit dans son ensemble. Celle-ci se retrouve certainement dans divers courants, cultures et œuvres – même si, à notre époque, toute une part des communications en question paraît manquer fortement de rigueur, manifester diverses tendances problématiques. Mais s’il existe un ou des courants où une grande part de ces communications se présente visiblement comme rigoureuse, scientifique, comme formant un tout organique, ma conviction est que l’anthroposophie de Rudolf Steiner doit très clairement faire partie de ce ou ces courants, et même en être une part essentielle, à notre époque.
Bien sûr, la rigueur et la prudence sont fondamentales, vis-à-vis des contenus concernés ; le plus souvent, on est seulement en droit de les prendre en tant qu’hypothèses, qu’il s’agit de tendre à vérifier petit à petit, par l’expérience personnelle, la recherche scientifique, etc. Cependant, celui qui possède une connaissance d’études scientifiques comme celles mentionnées dans la note précédente, ainsi qu’une familiarisation suffisante avec l’anthroposophie et ses fondements, celui-là peut – et devrait sans doute, s’il a un rôle de représentation – s’exprimer d’une manière qui tienne compte de tout cela. (Concernant Louis Defèche, notons qu’il a justement contribué substantiellement à la mise en valeur des études scientifiques évoquées, dans un article tout à fait qualitatif qui, justement, est l’une des bases essentielles de la note évoquée[61].)
La clé de l’énigme, quant à l’action du kantisme ?
En lien, encore, avec cette part de l’anthroposophie qui vient d’être abordée, ainsi que pour revenir à un point central du présent double article : notons que dans l’œuvre « ésotérique » dont il vient d’être question, on trouve justement un éclairage possible sur la question posée plus haut : c’est-à-dire la question de savoir si l’absence d’action visible du kantisme signifie une absence d’action réelle. Personnellement, il m’a toujours paru énigmatique que des gens puissent vivre dans les pensées matérialistes ou agnostiques radicales et, malgré cela, trouver encore de la motivation pour l’existence. J’ai toujours pensé que si ces gens regardaient vraiment ces idées en face, en pensant un tant soit peu réellement à leurs conséquences, ces pensées devraient finir par leur ôter cette motivation. À cet égard, et suivant ses conceptions au sujet de vies humaines successives, Steiner explique justement que, d’après ses recherches, de tels effets existent effectivement, mais au-delà de la vie sur terre où les pensées concernées ont été élaborées ; en effet, selon les recherches en question, ce qui vit d’abord dans la pensée descend ensuite au niveau de la volonté, mais essentiellement lors d’une existence terrestre ultérieure[62].
Tout en contribuant à nous montrer l’importance de l’œuvre « ésotérique désésotérisée » dont il s’agit, prendre au sérieux cette donnée permet de mesurer l’immensité des effets probables d’un courant comme le kantisme ; et ainsi, de l’importance essentielle du fait de discerner la nature de ce courant. Car dans ce sens, la motivation à vivre, chez les personnes évoquées, cette motivation serait une relique de pensées saines d’une vie passée ; reliques dont l’existence ne s’étendrait pas jusqu’à la vie suivante, si, dans la vie présente concernée, des pensées appropriées n’étaient pas à nouveau développées.
Remplacer l’acide invisible par des germes de vie et de force
En conclusion, reconnaître vraiment les apports de Rudolf Steiner – si cette reconnaissance se base sur une expérience et une vraie compréhension individuelles –, reconnaître ces apports n’est pas faire preuve de parti-pris ou de naïveté ; mais c’est rendre justice à des faits essentiels. La pensée dominante associe Kant à la liberté, à la modestie, à la morale ou au respect de l’autre, etc. Tandis que les philosophes qui ont vraiment cherché la connaissance, qui n’ont pas voulu se limiter aux questions, mais aussi rechercher ce qui peut satisfaire les besoins vitaux de l’âme en matière de connaissance, ces philosophes se voient associés par cette pensée dominante au dogmatisme, à l’orgueil, à la folie des grandeurs ; critiques qu’on adresse tout particulièrement à Hegel, mais qui, en toute logique, s’appliquent à l’ensemble des penseurs s’inscrivant dans les courants où il a lui-même évolué (c’est-à-dire l’ensemble des grands philosophes, des grands présocratiques comme Parménide et Héraclite aux néo-hégéliens, en passant par le meilleur de la scolastique, Spinoza, Emerson, etc.)
Pourtant, comme l’a très pertinemment observé Pierre Destrée, professeur de philosophie à l’Université de Louvain-la-Neuve[63] : toutes les pensées, toutes les œuvres philosophiques qui l’ont précédé, Kant les considère comme du délire métaphysique. Tandis que Hegel, lui, jette des fleurs à tous ses prédécesseurs, convaincu que la culture et la philosophie se sont construites à travers les recherches et efforts de tous, et n’ont pu naître que suite au développement des civilisations qui ont précédé la sienne.
Outre sa vaste œuvre dite ésotérique, les pierres philosophiques que Steiner a ajoutées au grand édifice de la culture humaine – achevant ainsi des parts essentielles de celui-ci –, ces pierres qu’il a ajoutées en dépassant vraiment le kantisme et en apportant les fondements scientifiques qui manquaient encore aux œuvres des grands esprits évoqués, ces pierres sont d’une valeur inestimable. Car elles donnent de quoi épurer l’âme humaine des sources de désagrégation dont parlait Nietzsche. Et en nous permettant de voir bien plus clairement la valeur des riches apports des autres grands esprits, elles font que ceux-ci peuvent remplacer, dans cette âme humaine, les sources de désagrégation en question. Ces dernières peuvent alors faire place à bien des connaissances et lumières. Et surtout à des germes et des forces de vie, de liberté, ainsi que de volonté de connaître.
[1] Schelling, F. W. v., Clara oder Zusammenhang der Natur mit der Geisterwelt [1810 ou 1811], Gottafachen Buchhandlung, 1865, p. 31. Mots mis en exergue par DZ.
[2] https://www.aether.news/l-anthroposophie-ne-commence-pas-avec-rudolf-steiner/
[3] On lit en effet dans l’interview : « Que ce soit pour l’idée des différents constituants de la nature humaine, la conception de la réincarnation, la compréhension du christianisme et des autres spiritualités, ou la cosmologie et la cosmogonie, on retrouve toujours des sources littéraires sur lesquelles Steiner s’appuyait, mais chez lui tout est transformé, traversé par une philosophie de la liberté radicale et un souci de la pensée philosophique et scientifique. »
[4] L’auteur de ces lignes a pu le constater bien clairement au sujet des œuvres philosophiques principales de Steiner. Au sujet des autres œuvres, l’état actuel de mes connaissances et expériences ne me permettent pas de me prononcer globalement ; mais, étant donné que les ouvrages philosophiques en question sont les fondements du reste de l’œuvre concernée, elles ont bien sûr une importance essentielle, par rapport à la question dont il s’agit. Nous reviendrons plus loin sur ces enjeux.
[5] Dans La société ouverte et ses ennemis, éd. du Seuil, 1979 (édition originale anglaise en 1945), tome 2.
[6] Dans Le Nouvel Ordre écologique, Grasset, 1992.
[7] https://www.aether.news/anthroposophie-par-les-faits/
[8] Je pense ici en particulier à des chercheurs et chercheuses comme Christian Lazaridès, Irene Diet ou encore Thomas Meyer.
[9] Steiner, R., La philosophie de la liberté [1893], Novalis, 1993.
[10] On peut aussi mentionner Goethe : d’un côté, il contredit radicalement le dualisme fondamental du kantisme, dans ses écrits botaniques (« « Au cœur de la nature (O Philistin !) Ne pénètre aucun esprit créé. » Ne me rappelez surtout pas (…) Une telle parole. Nous pensons que de lieu en lieu Nous sommes au cœur de la nature » – La métamorphose des plantes [1829], Triades, 1975, p. 102 sq.) ; et d’un autre côté, à la fin de sa vie, dans ses conversations avec Eckermann, il revient sur Kant avec une attitude admirative et acritique.
[11] Chez les trois principaux porteurs de l’idéalisme allemand, on trouve très clairement l’objectif d’atteindre, par la connaissance (et pas seulement la foi), l’essence – ou des essences – du réel, ce que Kant avait décrété impossible. Concernant Hegel, il suffit de penser à sa fameuse sentence (dans la préface des Principes de la philosophie du droit) : « Ce qui est rationnel est réel ; et ce qui est réel est rationnel », idée qui implique la possibilité, selon ce philosophe, que se rejoignent pensées humaines et lois du monde. Au sujet de Fichte, la chose ressort de sa réflexion (développée dans La doctrine de la science) que la capacité à établir des relations entre des idées révèle la permanence et la réalité d’un fondement, à l’origine des pensées concernées. À propos de Schelling, citons ces très belles lignes : « Ce que nous nommons Nature est un poème scellé dans une merveilleuse écriture chiffrée. Pourtant l’énigme pourrait se dévoiler si nous y reconnaissions l’odyssée de l’esprit. » (Système de l’idéalisme transcendantal, Louvain, Peeters, 1978, p. 259).
[12] « Ich musste das Wissen aufheben, um zum Glauben Platz zu bekommen. », Kant, I., Kritik der reinen Vernunft, préface à la 2e édition, 1787, p. 30.
[13] P. ex., savoir que l’alcool cause tels dégâts sur la santé, cela ne nous impose pas de ne pas en boire quelle que soit la situation, mais nous informe seulement sur les effets en cas de décision d’en boire ; décision dont on peut imaginer que, dans certaines situations particulières, elle puisse se défendre.
[14] Pour mieux saisir le lien entre scepticisme et morale du devoir : https://www.tri-articulation.info/actualite/tous-les-articles/157-philosophie/308-dirigismes-sanitaires-et-autres-quelles-causes-philosophiques
[15] Kant, I., Critique de la raison pratique [1788], Alcan, 1888, p. 155.
[16] Essai philosophique sur la paix perpétuelle [1795], Fischbacher, 1888, p. 21.
[17] Voir son ouvrage La société ouverte et ses ennemis, qui, dans sa dédicace à Kant, qualifie ainsi la philosophie de cet auteur.
[18] Idem.
[19] À ce sujet aussi, voir p. ex. https://www.tri-articulation.info/actualite/tous-les-articles/157-philosophie/309-connaissance-agir-et-liberte-une-relation-primordiale
[20] Ibid., p. 72 sqq.
[21] Steiner, R., Vérité et science [1892], Éditions Anthroposophiques Romandes, 1983, p. 55 sqq.
[22] Notamment Jean Piaget (La psychologie de l’intelligence, Paris, Librairie Armand Colin, 1952.)
[23] Pensons à Descartes, qui a cherché à faire « table rase » du savoir transmis (voir Le discours de la méthode), mais sans parvenir, en définitive, à des fondements vraiment épistémologiques, puisqu’il réintroduit finalement la nécessité d’une foi, Dieu et non l’expérience et la compréhension étant, chez lui, la garantie finale que la connaissance est fiable, en définitive.
[24] Voir notamment La philosophie de la liberté, op. cit., chap. 12.
[25] Voir en particulier Steiner, R., Goethe, le Galilée de la science du vivant, Novalis, 2002, Goethe, Goethe et sa conception du monde, Éditions Anthroposophiques Romandes, 1985, et Une théorie de la connaissance chez Goethe, EAR, 2000.
[26] Steiner, R., Nietzsche, un homme en lutte contre son temps, Éditions Anthroposophiques Romandes, 1982.
[27] Voir p. ex. Stanguennec, A., Hegel, critique de Kant, Presses Universitaires de France, 1985, p. 51.
[28] Voir en particulier le fait qu’à son idée de plante, il donne une forme tout à fait sensible (et ce, même si l’on voit bien que, à l’arrière-plan, quand il élabore cette idée, les concepts sont à l’œuvre, dans son esprit, mais à l’arrière-plan seulement) ; ce qui se révèle particulièrement explicitement dans le fait qu’il déclare que cette idée lui apparaît « sous la forme sensible d’une plante primordiale suprasensible. » (La métamorphose des plantes [1790], Triades, 1975, p. 97.) Ainsi, même les concepts et le suprasensible se présentent à lui, en même temps, comme des phénomènes sensibles. Voir aussi p. ex. cet aphorisme, exprimant notamment qu’un vécu dans le penser en lui-même, à distance du reste de l’expérience, ne lui semble pas vraiment envisageable ou souhaitable : « Le temps est gouverné par les battements du pendule, les domaines de la morale et de la science par l’alternance de l'idée et de l'expérience. » (Maximen und Reflexionen [1833], n° 1107), trad. DZ.
[29] Concernant Hegel, il était surnommé, avec sérieux, « le professeur des professeurs » (https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2018-4-page-821.htm).
[30] Weber, M., La liberté est la première des sécurités, Chromatika, 2021, p. 9.
[31] Ibid., p. 9 sq.
[32] Bergson, H., La pensée et le mouvant [1934], P.U.F., 1938, p. 213.
[33] La liberté est la première des nécessités, op. cit., p. 92.
[34] Ces dernières réflexions ne suggèrent pas que la liberté nécessiterait une forme d’omniscience, mais seulement que la question de la liberté ne peut être vraiment résolue que si la nature de ce phénomène ou de cette qualité peut être réellement pensée – ce qui nécessite notamment que les actes libres puissent être réellement compris, après coup, dans leurs grandes lignes au moins.
[35] Bruaire, Claude. Pour une ontologie de l’esprit In : Savoir, faire, espérer : Les limites de la raison. Bruxelles : Presses de l’Université Saint-Louis, 1976, openedition.org
[36] Voir la première partie de ce double article.
[37] Édition critique [des écrits] de Steiner.
[38] https://www.steinerkritischeausgabe.com/texte
[39] Steiner, R., Die Geheimwissenschaft im Umriss [1913], Rudolf Steiner-Nachlaßverwaltung, 1989, p. 14 ; en français publié par Novalis, EAR et Triades sous le titre La science de l’occulte – trad. de l’extrait par DZ.
[40] Osterrieder, M., Welt im Umbruch, Freies Geistesleben, p. 76 et 78.
[41] Voir notamment https://www.aether.news/contre-l-antisemitisme-et-le-nationalisme/
[42] Un des exemples les plus graves concerne les exposés de Steiner au sujet de phénomènes et d'êtres suprasensibles : « Au lecteur hâtif, les textes, même révisés, donnent l'impression qu'il s'agit effectivement de "choses" ou d'"êtres" réels existant dans une transcendance située "au-delà" ou "en dehors" du moi vivant l'expérience. Ce n'est qu'au lecteur très attentif qu'ils révèlent qu'il ne s'agit pas ici de métaphysique au sens précritique, mais d'une présentation philosophique de la conscience, dans l'esprit de Kant et de Fichte ; c'est-à-dire d'une phénoménologie des contenus de la conscience humaine. Selon Steiner, le seul être que l'être humain rencontre dans la méditation est en fin de compte son propre être ; et ce, en tant qu'être à la fois individuel-personnel et universel-absolu. » (SKA, introduction au volume 7, p. XXIX – https://www.steinerkritischeausgabe.com/leseproben-einleitung-band-7). Quiconque lit sérieusement et honnêtement les textes de Steiner traitant de phénomènes suprasensibles voit clairement que leur auteur considère que, parmi ces phénomènes, on trouve notamment de véritables êtres, qui, tout en étant – comme tout être – reliés au reste du monde (et donc au soi qui les perçoit), sont aussi, du moins pour une part d’entre eux, porteurs d’une individualité et d’une intériorité. Si Steiner avait quelque part suggéré que ces phénomènes n'existent que dans le sujet humain, cela aurait signifié qu’il aurait été soit atteint de folie, soit très, très profondément malhonnête ; car une telle suggestion aurait contredit fondamentalement l'ensemble de son œuvre ésotérique ; œuvre qui, de ce point de vue, n'aurait été qu’une immense supercherie. Chr. Clement peut être de cet avis, mais quiconque a une vraie connaissance de l’anthroposophie devrait récuser énergiquement de telles déclarations, et éviter toute collaboration avec une telle personne.
Un exemple concernant le respect de la liberté – en ce qu’il assigne à Steiner une attitude d’autoritarisme notamment : au sujet, là aussi, des œuvres de ce dernier traitant de phénomènes suprasensibles, Clement déclare que leur auteur, « dans l’ensemble, troque le ton abstrait, conceptuel et critique exigé par le discours scientifique contre le ton imagé et illustratif, mais aussi autoritaire et dogmatique de l'enseignant spirituel. » (Ibid.) Ces deux passages font partie de ceux repérés par Frank Linde, dans l’article indiqué dans la suite du texte.
[43] P. ex. au sujet de ses connaissances de langues européennes anciennes (Meyer, Thomas, Doppelte Unwissenschaftlichkeit der SKA, Der Europäer, novembre 2013.
[44] Manque de compréhension qui se manifeste déjà clairement dans une publication datant de quelques années avant le lancement de ce projet éditorial (de sorte que les personnes y collaborant avaient, dès le départ, de quoi saisir la nature de l’approche de Clement) : dans cette publication, l’auteur qualifie l’attitude de Steiner vis-à-vis de Goethe de « vénération acritique » – « unkritische Verehrung » – (Clement, Chr., Die Geburt des modernen Mysteriendramas aus dem Geiste Weimars, Berlin 2007, p. 21, cité par Th. Meyer dans Der Europäer, novembre 2013). Quiconque a vraiment travaillé sur les introductions et commentaires de Steiner aux œuvres scientifiques de Goethe sait à quel point elles manifestent connaissance et compréhension très approfondies, rigueur, tout comme – en même temps que l’admiration plus que justifiée – la reconnaissance des limites de Goethe : notamment le fait que celui-ci n’a pas exploré le domaine du penser pur (Steiner, R., Goethe et sa conception du monde, Éditions Anthroposophiques Romandes, 1985, p. 187), qu’il n’a pas conceptualisé ses propres méthodes et vision du monde – les portant et de manière pour ainsi dire intuitive – (ibid. et Steiner, R., Une théorie de la connaissance chez Goethe, EAR, 2000), ou encore le fait que, ayant cherché dans de nombreuses directions, toutes ses déclarations ne sont pas en accord avec les grandes lignes de sa pensée, de sorte qu’il peut même être contradictoire (Goethe et sa conception du monde, op. cit., p. 13).
Chr. Clement déclare ensuite que Steiner, après être passé par cette attitude de vénération acritique, en serait venu, lors des années de travail sur La philosophie de la Liberté, à un « individualisme radical où son "je" se serait enflé jusqu’à l’absolutisme ». (Ibid.) Si l’on peut sans doute parler d’un individualisme radical, en lien avec La philosophie de la Liberté, quiconque a une vraie compréhension de ce livre voit à quel point on y trouve, justement, un dépassement de ce qu’on peut appeler la subjectivité restreinte et partiale, une hausse vers l’universel sans perdre le lien avec le particulier (voir notamment les développements sur l’imagination morale et l’évolutionnisme moral – chap. XII –, où est mise en valeur une démarche où le penser s’efforce d’aborder les nouvelles situations sans aucune idée figée et, avec créativité, développe des idées d’action répondant à ces nouvelles situations seulement. Il s’agit donc d’écoute des nouvelles situations en question et de pensée vivante, aucunement d’imposition absolutiste ou de plaquage d’anciennes idées collées à la subjectivité restreinte d’un Je autoritaire). Puis, Clement continue en écrivant que, après cette phase, Steiner devient un « théosophe lié par des dogmes »… (Ibid.) Trad. des passages cités par DZ.
[45] Toute une série d’analyses critiques a été développée, vis-à-vis des résultats de ce projet, entre autres par Irene Diet et Thomas Meyer, ainsi que par divers autres rédacteurs de la revue Der Europäer notamment. (Pour les germanophones : il suffit de rechercher, sur la page qui suit, les occurrences de l’acronyme SKA, pour repérer les articles : https://perseus.ch/archive/category/europaer/europaer-archiv). Ces analyses s’appuient sur de nombreuses citations, et répondent avec précision aux arguments des partisans du projet (s’exprimant entre autres par la voie du courrier des lecteurs.) Certaines des critiques en question peuvent être en partie sujettes à discussion, mais la plupart sont clairement très pertinentes. Il est également possible (ce que je fais petit à petit) de lire en ligne de nombreux textes publiés dans le cadre du projet (https://www.steinerkritischeausgabe.com/texte).
[46] https://byu.academia.edu/ChristianClement
[47] https://www.britannica.com/topic/Brigham-Young-University.
[48] Mitt Romney und die Mormonen, Andreas Bracher, Der Europäer, octobre 2012 ; pour une approche en français, voir p. ex. https://www.cairn.info/gouverner-aujourd-hui--9782100584116-page-252.htm
[49] Au sujet des liens entre Clement et cette organisation, notons aussi ces faits significatifs : sur Facebook avaient été publiées des communications raillant la pratique des mormons de baptiser et intégrer post-mortem, à leur église, des gens ne leur ayant rien demandé ; ces communications imaginaient que cela allait peut-être avoir à présent lieu avec R. Steiner, en lien avec la SKA. Clement a alors répondu, depuis son profil Facebook, que la démarche (donc le baptême post-mortem de Steiner par les mormons) avait déjà eu lieu, en 1992… (site de Der Europäer – file:///C:/Users/daniz/OneDrive/Dokumente/documentation/Meyer/Zur-Kritischen-Ausgabe-von-Rudolf-Steiners-Werk-JG18_2013_01_Europaer.pdf). Ce genre de pratiques plus que douteuses (un signe de plus du fait que les mormons n’hésitent pas à imposer leur volonté aux autres), ce genre de pratiques ne semblent donc pas poser problème à Clement.
[50] http://anthroposophie.byu.edu/edition.html
[51] http://anthroposophie.byu.edu/
[52] Voir Prokofieff, S. O., Lazaridès, Chr., Le cas Tomberg, Branche Paul de Tarse, 1996.
[53] P. ex. https://www.aether.news/rene-descartes-et-rudolf-steiner-le-je-dans-la-connaissance/
[54] Pour reprendre cette formule expressive lue dans un article de Christian Lazaridès.
[55] Notons que, concernant le kantisme, cette volonté se manifeste dans plusieurs articles publiés sur aether.news : https://www.aether.news/la-philosophie-de-la-liberte-a-lepreuve-de-la-crise-sanitaire/
[56] Voir p. ex. cette analyse critique d’un très grand intérêt : https://lazarides.pagesperso-orange.fr/Quand%20on%20accouple%20ind%C3%BBment%20deux%20symboles.pdf
[57] Au sujet des jésuites, un signe particulièrement important est bien sûr la nomination d’un pape issu de cet ordre. Mais l’influence en question remonte bien sûr à bien plus loin – voir p. ex. https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/03/14/qui-sont-les-jesuites_1847826_3214.html ; au sujet de l’Opus dei, voir notamment https://www.la-croix.com/Religion/Monde/Quest-lOpus-Dei-2017-01-24-1200819646 et https://www.lalibre.be/lifestyle/magazine/2013/03/13/lopus-dei-influence-financement-secrets-et-sacrifices-corporels-22-MTLDRYZ7ONFTHC2CUNCRHGRDWU/
[58] Puisque rendant accessible à tous des contenus jusque-là ésotériques.
[59] Au sujet de l’idée que l’idéalisme des 18 et 19e siècle, le romantisme et la philosophie de la Nature tendaient vers une science de l’esprit, voir notamment l’ensemble du n° 3 d’Esprit et Nature https://www.tri-articulation.info/actualite/tous-les-articles/157-philosophie/312-esprit-et-nature-sommaires-des-3-premiers-numeros).
[60] Au sujet de la recherche et des découvertes en sciences naturelles, voir https://www.aether.news/le-noyau-scientifique-de-lanthroposophie-anthroposophie-scientifique/ ; au sujet de la biodynamie, voir notamment une méta-analyse de 70 études cliniques récentes (et de 265 études en tout), publiée en 2011. Ses résultats sont résumés ainsi : « (…) un large spectre de traitements a été examiné, vis-à-vis d’un grand nombre de maladies (…) La plupart des études ont montré un résultat positif. (…) La validité externe était généralement élevée. Les effets secondaires ou autres problèmes étaient rares et généralement décrits comme légers ou modérés. Les études (…) ont montré une (…) grande satisfaction des patients en ce qui concerne les résultats (…) et, vraisemblablement, des coûts légèrement inférieurs. » (Kienle, G. S., Glockmann, A., Grugel, R., Hamre, H. J., Keine, H., Klinische Forschung zur Anthroposophischen Medizin, Update eines “Health Technology Assessment”, Berichts und Status Quo, Forschende Komplementärmedizin und Klassische Naturheilkunde, 18 (5), 2011, p. 269-282.) À propos de l’enseignement, une étude de l’Université Heinrich Heine de Düsseldorf, dont les résultats ont été publiés en 2012, a porté sur l’expérience éducative d’élèves d’écoles Steiner-Waldorf. Le travail a concerné 800 élèves environ, fréquentant une dizaine d’écoles. Selon cette étude, les élèves des écoles Steiner-Waldorf manifestent plus d’enthousiasme dans l’apprentissage, plus d’autonomie, éprouvent moins de pression à l’école, et obtiennent des résultats scolaires équivalents à ceux des élèves d’écoles classiques. (Liebenwein, S., Barz, H., Randoll, D., Bildungserfahrungen an Waldorfschulen. Empirische Studie zu Schulqualität und Lernerfahrungen, Springer, 2012. Etc.
[61] https://www.aether.news/anthroposophie-par-les-faits/
[62] Voir Steiner, R., Vérités de l'évolution de l'homme et de l'humanité [1917, GA 176], Novalis, 2004, notamment conférence du 10/07/1917.
[63] Lors de son cours d’Explication d’auteurs anciens (centré sur Aristote) de l’année 2000-2001, à l’Institut Supérieur de Philosophie de l’UCL.
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