Résumé du CDJ : Le Conseil de déontologie journalistique (CDJ - Belgique) a constaté ce 11 octobre 2023 qu’un article en ligne du Vif consacré à l’agriculture biodynamique et à ses fondements anthroposophiques contrevenait à la déontologie. En plus de noter que l’article omettait de préciser qu’un des experts, interrogé au titre de microbiologiste, était un militant actif notoirement opposé à l’agriculture biodynamique et à l’anthroposophie, ce qui ne permettait pas aux lecteurs d’apprécier en toute connaissance de cause la teneur des propos cités, le Conseil a observé que plusieurs points destinés à clarifier la problématique dérogeaient au principe du respect de la vérité. Il a ainsi notamment relevé que l’affirmation selon laquelle l’agriculture biodynamique était une dérive sectaire n’était ni avérée ni démontrée dans l’article.
ANALYSE ci-dessous.
Le CDJ a examiné une plainte adressée le 20 juillet 2022 à l'encontre de cet article. Dans un document de 12 pages téléchargeable ici, le CDJ communique une description détaillée des faits (il décrit notamment le contenu de l'article litigieux) ainsi que les arguments des parties (un(e) plaignant(e) et le magazine le Vif) et sa décision finale.
Les deux décisions finales du CDJ sont les suivantes :
Décision (1)
Décision (1) - La plainte est fondée pour ce qui concerne les art. 1 (partim), 3, 4, 5 (partim), 19 et 28 du Code de déontologie ; la plainte n’est pas fondée pour ce qui concerne les art. 1 (partim), 5 (partim), 12 du Code et la Recommandation sur la couverture des campagnes électorales dans les médias (2019).
En clair, de quoi s'agit-il ?
- L'article 1 du code de déontologie concerne : recherche et respect de la vérité / vérification / honnêteté
- L'article 3 : déformation / omission d'information
- L'article 4 : prudence
- L'article 5 : confusion faits-opinion
- L'article 12 : conflit d’intérêts
- L'article 19 : plagiat
- L'article 28 : stigmatisation
Le CDJ a donc constaté que l'article incriminé contrevenait à la déontologie sur de nombreux points.
EXTRAITS (du document complet)
(c'est nous qui mettons le texte en gras ou en italique)
Note : il est très intéressant de prendre connaissance du mode de réflexion du CDJ pour traiter ce type de plaintes.
En préambule
(...) Le CDJ indique qu’il ne lui appartient pas de prendre position pour ou contre l’anthroposophie ou la biodynamie. Il rappelle également que son rôle n’est pas de rechercher la vérité ou de refaire le travail de la journaliste, mais d’apprécier si cette dernière a respecté les balises fixées dans le Code de déontologie journalistique. (...)
Les points de vue des experts
Le CDJ constate que l’article rend compte, après une mise en perspective générale du sujet, des propos desdits experts sur plusieurs questions liées à la biodynamie, alternant points de vue explicatifs et avis – contradictoires – sur l’efficacité de la pratique et son sens présumé (en lien avec l’anthroposophie).
Il note, concernant ces points de vue, que la journaliste les rapporte clairement à leurs auteurs avant de conclure l’article sous forme interrogative quant à l’incidence que peut avoir l’anthroposophie sur l’agriculture biodynamique. Il rappelle que le nombre et l’ampleur des citations associées aux uns ou aux autres importent peu dès lors qu’il est correctement rendu compte des différents points de vue en présence, ce qui est le cas.
Cela étant, il remarque que, si la journaliste présente l’un des experts comme microbiologiste, elle omet d’indiquer – ce qu’elle ne pouvait ignorer – que ce dernier est un militant actif notoirement opposé (sur les réseaux sociaux et dans les médias) à l’agriculture biodynamique et à l’anthroposophie. Ce faisant, la journaliste ne permet pas aux lecteurs de saisir que l’expertise de cet intervenant, amené à commenter différents aspects de l’agriculture biodynamique, intervient non sous l’étiquette d’un observateur neutre, extérieur au débat, mais sous celle d’un contradicteur engagé et critique, et d’apprécier ainsi en toute connaissance de cause la teneur des propos cités.
L’art. 3 (omission d’information essentielle) du Code de déontologie a été enfreint sur ce point.
Considérant cette omission, le Conseil ne se prononce pas sur l’absence de mention de l’éventuel conflit d’intérêts de l’expert soulevé par le plaignant. En effet, à considérer que ce conflit d’intérêts ait non seulement été avéré, mais également actuel et pertinent par rapport au sujet évoqué, sa mise en avant n’aurait pas été nécessaire si l’expertise avait été signalée comme n’étant pas neutre.
Le CDJ constate par ailleurs qu’à la différence des propos que tient ce même expert quant au respect du calendrier des semis en agriculture biodynamique et au lien entre biodynamie et anthroposophie, ceux portant sur l’absence d’étude démontrant les avantages des préparations biodynamiques ou l’impact de la lune sur la pousse des plantes n’ont pas été confrontés avec le point de vue des autres experts sollicités dans l’article. Il observe que ce fait est d’autant plus saillant que la journaliste reprend cette information à son compte au moment d’amorcer la conclusion de son article, sans avoir démontré, ni dans l’article, ni dans sa défense qu’elle avait été vérifiée, alors que d’autres sources – médiatiques et scientifiques – donnant des informations en sens contraire étaient aisément disponibles au moment de la rédaction de l’article. Il conclut à un défaut de vérification de la journaliste sur ce point. L’art. 1 (vérification) du Code de déontologie a été enfreint.
Le CDJ n’estime pas nécessaire d’examiner le grief relatif à la rupture du cordon sanitaire médiatique relativement à cet expert dont les propos, pour autant que son appartenance à un mouvement liberticide ou antidémocratique soit établie – ce qui n’est pas le cas –, ont fait l’objet d’un traitement journalistique et n’expriment pas d’opinion illégale, liberticide ou antidémocratique.
La Recommandation sur la couverture des campagnes électorales (2019) n’a pas été enfreinte.
Cadrage / mise en perspective du sujet
Le Conseil observe que les expertises recueillies par la journaliste sont précédées d’une importante mise en perspective du sujet, destinée à permettre aux lecteurs de comprendre le sens de la polémique à l’origine de l’article, résumée comme suit : « le problème de l’agriculture biodynamique (…) est qu’elle prend racine dans les travaux vieux d’un siècle de Rudolf Steiner », théoricien qui « a donné naissance au début du XXe siècle à l’anthroposophie ». Il estime que le « problème » tel que défini consiste pour la journaliste à reformuler l’une des questions soulevées par ladite polémique. Il ne s’agit donc pas là, contrairement à ce qui est avancé par le plaignant, de l’expression d’une opinion personnelle sur le sujet. L’art. 5 (confusion faits-opinion) du Code n’a pas été enfreint sur ce point.
En dépit de cette amorce correcte, il constate que plusieurs points explicatifs que la journaliste dispense dans la suite de l’article dérogent au principe du respect de la vérité, attestant d’un défaut d’enquête sérieuse.
Le Conseil relève ainsi que l’affirmation selon laquelle l’anthroposophie est « régulièrement pointée comme une dérive sectaire par Miviludes » (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires, rattachée au ministère de l’Intérieur en France) ne rend pas correctement compte du sens des informations données par cette source. En effet, le CDJ observe que, si le rapport annuel de l’instance, disponible au moment de la publication de l’article, met en avant les nombreuses interrogations sur des risques de dérives sectaires, elle ne conclut pas à l’existence avérée de ces dernières. L’art. 3 (déformation d’information) du Code de déontologie a été enfreint.
Il constate également que le titre de l’article affirme que la « Biodynamie [est] : une agriculture aux dérives sectaires » sans que cela ne soit avéré ou ait été démontré dans l’article. Il ajoute que cette information est d’autant plus trompeuse qu’il apparaît que la seule source citée dans l’article (Miviludes) pour évoquer lesdites dérives parle uniquement de questionnements et de risques éventuels en rapport avec les activités liées à la médecine (santé) et avec les écoles, non l’agriculture.
Les art. 1 (respect de la vérité) et 3 (déformation d’information) du Code de déontologie ont été enfreints.
Quant au lien entre anthroposophie et nazisme, posé dans un long passage non sourcé qui cite des propos tenus par Rudolf Steiner et évoque l’adhésion de « plusieurs partisans de l’anthroposophie » au parti nazi, le CDJ observe que ledit passage est emprunté quasi intégralement à un article du Monde diplomatique qui précise les sources de référence, à savoir, d’une part, les écrits du théoricien et, d’autre part, les travaux d’un historien. Si l’on ne peut, sur cette base, mettre en cause l’origine des informations données, pour autant le CDJ relève que la journaliste n’identifie pas le média source de manière à éviter de faire croire que le travail journalistique personnel effectué par ce dernier était le sien. Le fait que l’article du Monde diplomatique soit cité ultérieurement à l’appui d’une autre citation n’y change rien. L’art. 19 (plagiat) du Code de déontologie a été enfreint.
Il relève qu’un autre extrait – correctement sourcé cette fois – de cet article du Monde diplomatique de 2018 (extrait qui évoque la méconnaissance générale de l’histoire, des fondements ésotériques, voire des risques de dérives sectaires de l’anthroposophie résultant, pour les adhérents à certaines de ses branches, de la manière dont les anthroposophes éludent le racisme et les bizarreries de l’œuvre de R. Steiner), est relayé sans rendre compte des importantes nuances du raisonnement qui ont conduit Le Monde diplomatique à cette conclusion. Il observe qu’en agissant de la sorte, la journaliste use avec cette citation d’un raccourci qui la conduit à produire, d’une part, une image réductrice et incomplète de l’anthroposophie et des anthroposophes, et à assoir, d’autre part, comme indiscutablement problématique le lien entre anthroposophie et biodynamie. Le Conseil considère qu’avoir relayé l’existence d’un communiqué de presse du Mouvement de l’agriculture biodynamique (MABD) publié en réplique à l’article du Monde diplomatique ne suffit pas à contrebalancer le point de vue de l’extrait cité, dès lors qu’elle se limite à reprendre le désaccord général de l’association avec l’article en question.
Les art. 3 (déformation / omission d’information) et 4 (enquête sérieuse) du Code ont été enfreints.
Considérant ce qui précède, notant la nature hautement polémique du sujet, le Conseil décide, faute de disposer d’indications précises sur les sources utilisées par la journaliste – celle-ci ne les ayant pas identifiées dans sa défense – de ne pas pousser plus avant l’analyse des autres points litigieux qu’elle avance dans la mise en contexte de l’article (notamment ceux relatifs aux liens des adhérents de l’anthroposophie avec le nazisme), estimant qu’il devrait alors, pour ce faire, reproduire le travail de recherche de la journaliste pour apprécier si elle a respecté les principes de déontologie, ce qui n’est pas son rôle.
Il note pour le surplus qu’en l’état des informations à sa disposition, il n’est pas en mesure de se prononcer sur le potentiel conflit d’intérêts de l’historien cité dans l’article.
Vocabulaire et échanges Twitter
Le CDJ observe que l’accumulation des termes et expressions (en dehors de leur usage dans d’éventuelles citations) présents dans le chapeau, les sous-titres et le corps du texte de l’article (« courant philosophique douteux », « origines funestes », « abysses de l’œuvre de Steiner », « eaux troubles de son passé », « noyer ses espoirs », etc.) contribue, au-delà d’un seul effet de style, dans le contexte général de l’article qui se caractérise par un problème de distance avec les sources et d’enquête sérieuse, à brosser un portrait partial de l’anthroposophie et de la biodynamie et de ceux qui la pratiquent, au risque de les stigmatiser.
Les art. 3 (déformation d’information), 4 (prudence), 5 (confusion faits-opinion) et stigmatisation (art. 28) ont été enfreints.
Le Conseil considère que la manière dont la journaliste a interagi sur les réseaux sociaux avec l’expert militant notoirement contre l’anthroposophie est postérieure à la publication de l’article, et ne permet donc pas d’établir une potentielle situation de conflit d’intérêts dans son chef. L’art. 12 (conflit d’intérêts) n’a pas été enfreint.
Pour le surplus, il observe que l’information relative à la décision de la Chambre en Italie de ne pas intégrer l’agriculture biodynamique à sa loi sur l’agriculture biologique ne peut être considérée comme erronée, quand bien même l’opposition à l’intégration de l’agriculture en biodynamie à cette loi ne soit le fait que de certains députés.
L’art. 1 (respect de la vérité) n’a pas été enfreint sur ce point.
Décision (2)
Décision (2) - En vertu de l’engagement pris par tous les médias au sein de l’AADJ, Le Vif doit publier, dans les 7 jours de l’envoi de la décision, le texte suivant sur son site en page d’accueil pendant 48 heures et placer sous l’article en ligne, s’il est disponible ou archivé, une référence à la décision et un hyperlien permanents vers celle-ci sur le site du CDJ.
Texte pour la page d’accueil du site Le CDJ a constaté qu’un article du Vif.be consacré à l’agriculture biodynamique dérogeait en plusieurs points au principe de respect de la vérité Le Conseil de déontologie journalistique a constaté ce 11 octobre 2023 qu’un article en ligne du Vif consacré à l’agriculture biodynamique et à ses fondements anthroposophiques contrevenait à la déontologie. En plus de noter que l’article omettait de préciser qu’un des experts, interrogé au titre de microbiologiste, était un militant actif notoirement opposé à l’agriculture biodynamique et à l’anthroposophie, ce qui ne permettait pas aux lecteurs d’apprécier en toute connaissance de cause la teneur des propos cités, le Conseil a observé que plusieurs points destinés à clarifier la problématique dérogeaient au principe du respect de la vérité. Il a ainsi notamment relevé que l’affirmation selon laquelle l’agriculture biodynamique était une dérive sectaire n’était ni avérée ni démontrée dans l’article. La décision complète du CDJ peut être consultéeici.
Texte à placer sous l’article en ligne Le Conseil de déontologie journalistique a constaté des fautes déontologiques dans cet article. Sa décision peut être consultéeici. |
Notre point de vue
Le traitement de la plainte adressée au CDJ confirme deux choses essentielles que nous avions déjà mises en relief ici, dans l'article "Le Conseil de Déontologie Journalistique et de Médiation considère que France 2 n’a pas respecté certaines règles déontologiques (reportage du 3/11/2022 sur la pédagogie Steiner)", à savoir :
- Les citoyens et institutions lésés par des propos calomniateurs ont la possibilité de faire entendre leur voix auprès d’organismes tiers qui peuvent utilement les éclairer, voire les aider…
- Il n’y a aucune raison de principe et aucune excuse de ne pas le faire. Se taire systématiquement face aux mensonges, aux dénigrements voire aux appels à la discrimination et à la haine, c’est contribuer très activement soi-même à laisser croître sans fin ces comportements aux effet toujours plus destructeurs. En cette matière, l'immobilisme est toujours coupable.
Dans le contexte spécifique de l'anthroposophie, voir par exemple notre témoignage personnel ici (et aussi par exemple cet extrait de conférence de Rudolf Steiner : Développer une sensibilité pour la boule de neige qui provoquera une avalanche, alors que la volonté existe de tuer l’anthroposophie).
Il existe toutefois une grande différence entre la Belgique et la France, car en France le CDJM (équivalent du CDJ en Belgique) n'a pas le pouvoir d'exiger des médias (ils ne se sont pas engagés à son égard via une charte ou d'autres formes d'engagement à ce jour), de publier des constats portant sur la violation de la déontologie. Or, comme il est devenu habituel que la presse baffoue le droit de réponse, ce que montre par exemple le traitement, indigne de la déontologie journalistique, infligé par la plupart des organes de presse à l'égard de la pédagogie Waldorf-Steiner en France (lire la brève Le droit de réponse s’applique-t-il aussi à la pédagogie Waldorf-Steiner ?), il est devenu d'autant plus nécessaire en France qu'un organe impartial et professionnel existe qui puisse imposer la publication de rectificatifs, si nécessaire, et ce bien sûr, pas seulement dans le cas spécifique de l'anthroposophie. Il existe un grand nombre de personnes et d'institutions qui sont diffamées et calomniées par des journalistes et des organes de presse, du fait de contrevenir à la déontologie journalistique.
Réjouissons-nous qu'il existe au sein même d'une partie de la presse, une volonté ferme de prendre grand soin de son respect et de traiter les plaintes avec rigueur par le biais d'un organe ad hoc (ce qui est le cas en Belgique avec le CDJ). Cette volonté affirmée peut contribuer à réconcier le public avec la presse. Elle permet aussi de prendre le contrepied de l'affirmation suivante, répandue et tout à fait excessive : « Toute la presse est pourrie ». Non, il y a (aussi) nombre de journalistes et d'organes de presse respectueux des règles déontologiques et qui travaillent avec une conscience professionnelle avérée.
Enfin, notons encore que dans l'article incriminé, la déontologie a été violée sur de nombreux points et assez gravement. Ceci est maintenant rendu public et notamment diffusé dans les autres organes de presse en Belgique. Le fait établi, par un tiers au dessus de tout soupçon, qu'il y a eu un traitement journalistique (grossièrement) problématique de la thématique relative à la biodynamie et à l'anthroposophie (par le Vif et sa journaliste), constitue à notre sens, en quelque sorte une interpellation adressée à toute la presse l'invitant à traiter ces thèmes avec bien plus de professionnalisme à l'avenir. Ce fait constitue aussi un précédent qui pourra être communiqué utilement aux journalistes et aux citoyens qui se contenteraient de répéter les bobards créés par d'autres.
Stéphane Lejoly