Initiation dans une loge maçonnique viennoise en 1784 - Peinture d'Ignaz (1748-1797)
Extrait de la quinzième conférence du cycle «Facteurs de santé pour l’organisme social»
Dornach, 16 juillet 1920
Rudolf Steiner – GA198
2e édition (en langue allemande)
Éditions Anthroposohiques Romandes - 2021
Traduction : Jean-Marie Jenni
« (…) Or il y a chez les détenteurs de connaissances supra-sensorielles, chez ceux qui pensent encore dans l'esprit des époques passées, une manière de justifier le fait de refuser ces connaissances au reste du peuple. Les représentants obéissants des sociétés secrètes, à plus ou moins juste titre, et dans un souci plus ou moins douteux de bien faire, prétendent que le peuple n'a pas la maturité suffisante pour accéder à ces savoirs supra-sensoriels. Ces choses sont affirmées, et il est toujours intéressant de voir pour quelles raisons. Il est bon que nous nous occupions de cette question aujourd'hui en guise d'introduction, car demain et après-demain j'aurai à vous parler de sujets importants. Nous devons le faire, car nous aimerions obéir ici à un principe à propos de la diffusion des connaissances sur les mondes supra-sensoriels, c'est celui, je dirais, de la démocratisation du savoir.
Vous savez que je n'ai jamais reculé devant la communication au public des connaissance supra-sensorielles, du moins jusqu'à un certain degré. Et bien des sujets que j'ai évoqués en public sont considérés par les représentants des sociétés secrètes d'aujourd'hui comme interdites de publication. On ne peut évidemment pas divulguer certaines pointes de ces savoirs, mais jusqu'à un certain degré, il faut donner au public l'accès à ces connaissances, pour la raison déjà qu'elles peuvent influencer significativement les impulsions de la vie sociale dont l'humanité actuelle et future a et aura besoin. C'est pourquoi j'ai continué à communiquer ces connaissances, même si parfois hélas, elles sont mal comprises. Les choses précisément les plus importantes qui sont évoquées aujourd'hui dans les conférences publiques, et dont on croit qu'elles vont bouleverser et mettre en mouvement les âmes, sont accueillies malheureusement comme dans le sommeil. Elles frappent le tympan et s'arrêtent là. Or, néanmoins ces choses doivent être dites publiquement, et c'est ce que j'ai toujours tenté de faire pour atteindre un degré plus élevé sous diverses formes au sein de la Société anthroposophique. Je concède que nous avons fait aussi de mauvaises expériences.
Il paraitra ridicule par exemple que l'on donne à enseigner la géométrie supérieure à une personne qui n'en maîtrise pas les éléments de base. La comparaison n'est pas tout à fait valable car les connaissances de la science de l'esprit d'orientation anthroposophique ne sont pas de même nature que celles de la géométrie élémentaire et supérieure. Car, pour celui qui ne connaît pas la géométrie élémentaire, la chose est claire ; si on lui présente la géométrie supérieure, il la refusera parce qu'il sait parfaitement qu'il ne la comprendra pas. Mais si on place une personne qui n'en a pas les connaissances de base devant les connaissances supérieures de la science de l'esprit d'orientation anthroposophique, elle les accepte. Elle ne les comprend pas mieux que la géométrie, mais comme ces connaissances doivent être dispensées dans des paroles compréhensibles et populaires, elle croit les comprendre, s'en moque même ou en parle comme le pasteur Kully. On est alors dans une situation impossible où les connaissances des mondes supérieurs sont dénaturées et présentées à l'humanité sous une forme fallacieuse.
Mais apporter à l'humanité les vérités sous une forme dénaturée, c'est détruire l'humanité. C'est pour cela qu'il faudrait comprendre qu'on a besoin de satisfaire certaines conditions pour protéger les hautes connaissances de ceux qui n'ont pas d'abord les connaissances de base. Or, depuis des décennies, on a fait dans ce domaine de bien mauvaises expériences. Celles-ci pourraient inciter, si l'on avait en tête la vieille idée sur l'interdiction de publication de certaines connaissances, de cesser la communication des connaissances supra-sensorielles, de toutes les connaissances supra-sensorielles sur le système universel. Car que ne voyons-nous pas ! Les bavardages n'ont pas été des moindres au cours de ces décennies. Et récemment encore, alors que malheureusement nous avons dû protéger certains de nos textes contre des interprétations fallacieuses, on a assisté d'un certain côté à une révolte naïve contre ces mesures de prudence. Il ne sert à rien de ne pas parler de ces choses, car il manque une vraie compréhension, notamment de la nature sacrée de ces choses. Si l'on avait conscience de la position des connaissances supérieures par rapport à toute la vie sociale de l'humanité, il n'aurait jamais été possible de dépareiller et vilipender comme cela s'est fait, des choses qui appartiennent aux sujets les plus sacrés de l'humanité. Or bien que des gens s'amusent légèrement avec les sujets des plus sacrés, il est nécessaire, il est urgent, de les communiquer à l'humanité. Le devoir devant le monde spirituel, le devoir devant les forces qui guident l'humanité, doit être au-dessus de ces difficultés que nous venons de caractériser. Il est temps aujourd'hui de délivrer absolument au monde une certaine somme de connaissances supra-sensorielles.
Les connaissances supra-sensorielles concernant le monde spirituel sont en règle générale sans danger lorsqu'elles sont dispensées de manière abstraite. Mais le sérieux devient une nécessité absolue - si du moins on veut être sérieux - dès lors qu'il s'agit des connaissances supra-sensorielles des anciens. Car ces choses ne sont entièrement saisissables que par celui qui peut retrouver les anciennes sagesses par sa propre recherche. L'ancien initié disait: lorsqu'on ne communique les vérités occultes que sous le nombre trois, on peut certes causer toutes sortes de dommages à la société, on peut abêtir les gens, les endormir, les embrumer, etc. ; mais lorsqu'on dispense les connaissances sous les sept formes du secret supra-sensoriel[1], alors on donne quelque chose aux gens qui, s'ils sont de nature méchante, peut conduire au mal. Donc, l'initié dira : la communication des connaissances supra-sensorielles sous la forme du nombre trois ne produira, selon les circonstances, que des malheurs sociaux extérieurs, mais sous le nombre sept, si elles parviennent aux gens tendanciellement mauvais en quelque direction que ce soit, cela présentera le danger du mal. - Que faut-il comprendre à cela ?
Voyez-vous, il existe une mystique en quelque sorte inoffensive. C'est celle qui est pratiquée dans des groupes sectaires, en petits cercles de sept, huit, voire de cent personnes, où l'on se communique toutes sortes de connaissances sur le corps éthérique, le corps astral, la réincarnation, le karma etc., comme on parle de choses habituelles, c'est-à-dire sans s'engager dans une autre attitude intérieure que celle de la vie ordinaire, on formule tout au plus des considérations mystiques nébuleuses ou autres. Le pire qui arrive alors, c'est que les personnes qui se rassemblent ainsi perdent leur temps ; elles feraient mieux, au lieu de faire des communications mystiques, de consacrer ces heures à la couture, au tricot ou à la lessive, etc. Cette sorte d'activité autour des vérités supra-sensorielles n'est en somme pas plus valable que ce qu'on voit fleurir de ce qu'on nomme « conception du monde » dans de nombreux canaux. Mais vous savez : sur le terrain de l'anthroposophie, nous ne nous sommes jamais engagés là où l'on prend au sérieux ces abstractions. Pour se forger de réelles idées à propos du monde supra-sensoriel, nous avons évidemment toujours insisté sur la nécessité de disposer de connaissances concrètes sur l'entité humaine, sur l'entité de l'univers etc. Les efforts de la science de l'esprit d'orientation anthroposophique se sont toujours portés sur l'introduction des connaissances supra-sensorielles dans la vie réelle, dans le domaine médical, dans le domaine social, dans le domaine des sciences naturelles et autres, où il est nécessaire de les introduire avant de pouvoir songer même à une guérison sociale de la situation catastrophique d'aujourd'hui. Mais si, par exemple, on introduit des connaissances supra-sensorielles en médecine, alors commence tout de suite l'action de ce que les initiés authentiques savent être aux mains des hommes mauvais. Car, si nous portons en notre âme, dans la conscience habituelle, les forces de pensée, sentiment et volonté en de simples images, ce ne sont que des images affadies.
Dans ce triangle[2] il n'y a qu'une réalité très peu intense. Ce que les hommes pensent, ce sont des images d'images ; ce qu'ils ressentent l'est d'autant plus, et concernant la volonté, ils n'y « descendent » pas du tout, ils n'en voient que les mouvements sur le plan physique. Parce que ce que l'homme éprouve n'est que très peu lié à la réalité, cela ne peut pas causer beaucoup de dommages. Car on est monté alors dans la région des concepts abstraits. On peut bien parler d'atma, de boudhi, de manas etc., on ne formule alors que des concepts abstraits très éloignés des paroles efficaces dans la réalité.
Nos instincts, et en somme, disons, tout ce qui fait notre tempérament, tout ce qui conduit notre vie instinctive, nous placent bien davantage dans la réalité. Par exemple, notre sentiment de faim met en mouvement nos instincts volontaires et nous place dans la réalité ; et s'il n'y avait pas aujourd'hui la faim et tout ce qui est lié à la faim, je ne pense pas que nous assisterions à la dépravation des instincts volontaires qui se font jour dans la Russie bolchevique, etc.
La réalité dépend avant, et plus que tout, de la vie des instincts (le carré) que nous n'éprouvons que de manière partielle et obscure avec notre pensée, notre sentiment et notre volonté (triangle).
C'est la vie de nos instincts, de nos pulsions et de nos tempéraments qui forme une réalité de nature quadruple, alors que la vie de notre âme est de nature triple. Elle a toujours été présentée ainsi par les initiés. Considérée dans son ensemble la nature humaine est un être septuple. Mais les constituants inférieurs, qui en quelque sorte rappellent en l'être humain les éléments animaux, ont un caractère beaucoup plus réel que les « distillations » imagées et abstraites formées à leur sujet par la pensée, le sentiment et la volonté.
Or, la connaissance des mondes supra-sensoriels, même leurs approches abstraites par la conscience, peut se saisir de la vie de nos instincts, de notre tempérament et de nos pulsions, et se saisir ainsi davantage de la réalité. On aimerait dire ceci : si l'on dessine le monde des instincts, du tempérament et des pulsions avec un trait épais, il faut dessiner avec un trait fin ce que l'âme humaine peut y opérer par la connaissance supra-sensorielle.
Mais l'action exercée sur ce monde inférieur ne doit être que de nature à l'ennoblir. La connaissance supra-sensorielle n'a le droit d'exercer qu'une action d'ennoblissement, c'est- à-dire que dès qu'on accède à la réalité par la connaissance supra-sensorielle, dès qu'on plonge ainsi dans la matière, il importe que ce soit avec une attitude de profonde vénération, hautement éthique et libre de toute émotion, de tout instinct ou pulsion.
Les conservateurs de l'ancienne sagesse originelle savaient cela, et l'ont préservée dans les centres des mystères, à l'abri de tous ceux qui n'étaient pas préparés à la recevoir. Mais ce secret n'est plus aujourd'hui quelque chose que l'on peut vouloir préserver absolument. Ceux qui veulent en interdire les communications publiques en arguant abstraitement d'une nécessité, par exemple les sociétés secrètes, sont dans l'erreur ; ils ne comprennent pas du tout les signes du temps. Ils préservent d'anciennes traditions, ils ont les mêmes paroles que les grands maîtres d'il y a mille ans. Il est intéressant de voir que dans les livres de H. P. Blavatsky[3] , précisément où elle divulgue, grâce à son génie, des secrets occultes, il y ait une réflexion concernant le maintien du secret, une attitude qui n'est plus de notre époque, mais qu'elle défend parce qu'elle tient ses communications de ceux qui n'ont pas connaissance des nécessités de la vie actuelle. Elle parle du maintien du secret comme le faisaient les grands maîtres il y a plus de mille ans. C'est ainsi qu'on perd toute crédibilité face aux contemporains. Certains courants de la connaissance supra-sensorielle deviennent, pour cette raison même, peu crédibles aux yeux des contemporains, car l'époque dans laquelle nous vivons parle un langage clair et net qui dit que sur le terrain de l'âme et de l'esprit une extrême confusion va régner dans l'humanité (…) »
Rudolf Steiner
[Caractères gras ou soulignés S.L.]
Notes
[1] les saint mystères : Concernant les Sept secrets ineffables voir Rudolf Steiner : Cosmogonie GA094 17e conférence.
[2] triangle et carré, etc. : Voir aussi GA094
[3] dans les livres de H.P. Blavatsky : Helena Petrovna Blavatsky, 1831-1891. Fondatrice en 1875 avec le colonel H.S. Olcott de la Société théosophique d’orientation indienne. Ses deux ouvrages principaux : Isis dévoilée (New York 1877) et Doctrine secrète (Londres 1888).
Note de la rédaction À NOTER: bien des conférences de Rudolf Steiner qui ont été retranscrites par des auditeurs (certes bienveillants), comportent des erreurs de transcription et des approximations, surtout au début de la première décennie du XXème siècle. Dans quasi tous les cas, les conférences n'ont pas été relues par Rudolf Steiner. Il s'agit dès lors de redoubler de prudence et d'efforts pour saisir avec sagacité les concepts mentionnés dans celles-ci. Les écrits de Rudolf Steiner sont dès lors des documents plus fiables que les retranscriptions de ses conférences. Toutefois, dans les écrits, des problèmes de traduction peuvent aussi se poser allant dans quelques cas, jusqu'à des inversions de sens ! |
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