Extrait de la douzième conférence du cycle «Facteurs de santé pour l’organisme social»
Berne, 9 juillet 1920
Rudolf Steiner – GA198
2e édition (en langue allemande)
Éditions Anthroposohiques Romandes - 2021
Traduction : Jean-Marie Jenni
[NDLR : Nous invitons nos lecteurs à découvrir s'il existe des liens entre le texte ci-dessous et... le transhumanime. Cet extrait de conférence de Rudolf Steiner peut en effet aussi s'avérer apporter un éclairage extrêmement pénétrant sur cette thématique si actuelle !]
« (…) J'aimerais vous parler aujourd'hui d'un sujet dont j'ai certes souvent parlé déjà mais que j'estime devoir être repris souvent sous divers points de vue pour être compris. Celui qui vit consciemment les événements dans le monde matériel mais aussi spirituel de notre temps sous la perspective de ce que nous appelons science de l'esprit d'orientation anthroposophique doit nourrir un gros souci concernant notre culture. Voici comment on pourrait le décrire : on voit d'un côté que la science de l'initiation, que nous appelons la science de l'esprit, que l'on explore avec la méthode de l'initiation, doit se répandre, du moins pour ses données essentielles, sur toute l'humanité si nous voulons éviter la décadence. Les propos de la science de l'initiation, les êtres humains ont tout simplement besoin de les accueillir dans la vie de leurs sentiments et pour les impulsions qui doivent conduire les interactions entre les êtres humains, leur commerce. D'un autre côté, on doit constater que la grande majorité de l'humanité — il suffit de compter le peu de personnes qui s'approchent de la science de l'esprit — refuse la science de l'initiation et continue de vivre comme si celle-ci n'existait pas et en tout cas ne se laisse pas influencer par elle. On dirait donc qu'il y a d'une part une urgence de reconnaître les manifestations des mondes de l'esprit et d'autre part un refus radical de celles-ci.
Il ne faut pas se faire d'illusions. Si, au fond, les êtres humains refusent radicalement la sagesse des mondes de l'esprit, c'est qu'ils ont été maintenus dans la pensée traditionnelle qui veut parler de l'éternité au delà de la mort mais jamais surtout du fait que l'âme humaine préexiste à sa naissance ou à sa conception. Le fait qu'on veuille aujourd'hui regarder l'éternité au delà de la mort seulement et pas en deçà de la naissance revêt une importance capitale pour tout le genre humain. Car la manière de parler de l'immortalité de l'être humain dépend très précisément du refus de considérer la préexistence de l'âme avant la naissance. Réfléchissez ! Comment parle-ton de l'immortalité ? On fait appel au plus subtil des égoïsmes en l'être humain, celui de désirer la vie après la mort. Le désir de vie après la mort existe dans les formes les plus diverses en l'âme humaine et il nourrit un subtil instinct d'égoïsme. On en appelle ainsi à l'instinct humain d'immortalité, et, ce faisant, on cultive en lui la croyance en l'immortalité après la mort.
On ne pourrait jamais nourrir la même croyance en parlant de l'éternité de l'âme humaine avant la naissance ou la conception. Car, réfléchissez ! On parle d'immortalité. On ne parle pas de la même façon de quelque chose qui précède la naissance, il n'y a pas de mot pour cela dans le vocabulaire. On a le mot immortalité, mais pas innatalité ; il faudrait créer ce mot pour que l'idée devienne connue. C'est le premier élément qui vous montre l'asymétrie avec laquelle on approche traditionnellement l'idée d'éternité. Pourquoi en est-il ainsi ? Voyez-vous, il est tout différent de parler d'une vie dont l'esprit se prolonge dans la mort après la vie terrestre que de parler d'une vie terrestre qui est la prolongation d'une vie prénatale de l'esprit. Car il en est ainsi que l'être humain peut se réjouir de prolonger sa vie de l'esprit après la mort, alors qu'apprendre que la vie terrestre est une prolongation de la vie de l'esprit prénatale n'apporte pas la même satisfaction, car ce que nous sommes devenus après la naissance nous appartient, cela ne fait donc pas partie de nos désirs. On ne peut donc rendre attrayante l'idée d'innatalité par l'éveil de l'instinct du désir comme pour l'immortalité. Donc, si l'on veut parler de l'éternité du côté de la préexistence avant la naissance, il faut en appeler à une ouverture d'esprit, à une disposition à connaître.
C'est tout l'enjeu de la science de l'esprit ; elle demande une prédisposition à la connaissance. Ce que j'ai nommé, dans la conférence publique d'hier[1], « la modestie intellectuelle », c'est l'attitude de l'être humain devant la nature qui se déploie : il doit se sentir devant la connaissance de la nature comme le jeune enfant de cinq ans devant les poèmes de Goethe dont il ne comprend rien avant d'avoir acquis certaines facultés par l'éducation, et l'âge. Il ne peut comprendre sans y avoir été préparé. C'est pour cela qu'il faut parler de modestie dans la préparation de l'intellect. Nous devons, comme êtres humains, nous sentir prêts intérieurement à faire de nous autre chose que ce que nous étions avant d'avoir pris en main notre intériorité pour la mener plus loin dans la vie de l'esprit. Mais pour cela il est nécessaire de prendre en compte certaines choses qu'on préfère ignorer et laisser dans le sommeil cosmique général. (…) »
(…) {NDLR : sensiblement plus loin dans la même conférence} (…)
« (…) Le monde économique et tout ce qui se trouve dans le monde extérieur répond au désir. Les confessions traditionnelles ne répondent également qu'au désir. Elles s'adressent à la part d'égoïsme en l'être humain. Elles exacerbent l'égoïsme avec l'idée de l'immortalité. Notre science de l'esprit, elle, ne cherche pas à exacerber l'égoïsme par une idée d'immortalité, elle cherche à développer ce que l'être humain apporte dans la vie de son existence prénatale, par l'innatalité. Elle veut s'adresser en l'être humain à ce qui l'écarte du désir humain, à ce qui ne repose pas sur l'égoïsme humain. Elle veut s'adresser à la connaissance humaine, et pas au désir d'immortalité ou d'innatalité de l'âme humaine. Elle veut donc s'adresser à ce qu'il y a de plus pur en l'être humain, à la connaissance lumineuse et elle aimerait que cette connaissance conduise l'être humain à découvrir l'élément de nature éternelle qui est en lui. C'est ainsi qu'un facteur tout à fait nouveau s'introduit dans la vie. La vie nous apparaît alors comme un prolongement de l'existence prénatale. La vie terrestre reçoit alors un facteur de responsabilité qu'elle n'a pas sans cela. On devient alors attentif au fait qu'on est envoyé dans ce monde terrestre à partir de mondes supérieurs et qu'on a une mission à y accomplir.
On peut le dire aussi autrement : soit que d'autres entités comptent sur notre humanité, et que nous les appelons en fait nos dieux, les êtres spirituels qui sont au-dessus de nous. Ils vivent avec nous entre la mort et une nouvelle naissance. Nous sommes alors en leur vivante compagnie. Puis vient un moment où les êtres spirituels se disent que, dans ce monde spirituel, on ne peut amener l'être humain que jusqu'à un certain point de maturité, que l'être humain ne peut plus rester dans ce monde, qu'il faut l'envoyer au-dehors. Ils se disent que l'être humain va acquérir alors pour eux ce qu'il ne peut pas acquérir ici, et ils l'envoient dans l'autre monde. Donc nous sommes envoyés par les dieux sur notre terre ici-bas afin que pour eux nous puissions développer en nous dans notre corps physique ce que nous ne pouvons pas développer dans le monde spirituel.
Ainsi, l'immortalité, qui est certes justifiée comme nous le savons et comme nous la décrivons, nous apparaît comme quelque chose dont l'être humain veut profiter. Du moins, veut-il profiter de l'idée de l'immortalité. Or l'innatalité, elle, est liée à une certaine responsabilité de la vie, à une certaine mission à accomplir, comme nous devons le comprendre, et dont le résultat doit être apporté aux dieux lors de la mort. La vie contient une signification pour le monde spirituel. Nous ne vivons pas en vain. On ne vit pas que pour soi mais aussi pour les dieux. La vie reçoit un sens sans lequel elle ne peut pas être vécue. (…) »
Dans la TREIZIÈME CONFÉRENCE issue du même cycle de conférences, toutefois cette fois-ci à Dornach, le 10 juillet 1920
« (…) Nous sommes ainsi reliés à notre vie prénatale. Les religions traditionnelles n'aiment pas évoquer la pré-natalité, elles la refusent carrément. Or j'ai déjà dit pourquoi elles ne le faisaient pas, pourquoi elles ont cette caractéristique singulière de ne parler que de la vie après la mort. Elles ne parlent pas de la pré-natalité pour la raison qu'elles veulent s'adresser à l'égoïsme de l'être humain, alors que la pré-natalité s'adresse à son sens de la responsabilité. C'est la raison pour laquelle on ne trouve que très peu d'assentiment à l'idée de la pré-natalité. Les religions ont donc réussi à faire s'endormir les êtres humains, si bien qu'on connaît certes le mot d'immortalité, mais celui-ci ne concerne que la partie de la vie après la mort et pas celle qui précède la naissance. Le mot d'innatalité est donc tout aussi justifié. Le mot immortalité ne fait connaître qu'une moitié de l'existence, l'autre moitié c'est l'innatalité. L'impuissance du langage fait apparaître l'impuissance à s'élever vers les mondes de l'esprit. (…) »
Rudolf Steiner
Notes
[1] ma conférence publique d'hier : Conférence du 8 juillet 1920 à Berne devant les étudiants avec pour titre : L'anthroposophie, sa nature et son fondement philosophique. Dans Rapport entre l'anthroposophie et les sciences naturelles - fondements et méthodes GA075
[Caractères gras S.L.]
Note de la rédaction À NOTER: bien des conférences de Rudolf Steiner qui ont été retranscrites par des auditeurs (certes bienveillants), comportent des erreurs de transcription et des approximations, surtout au début de la première décennie du XXème siècle. Dans quasi tous les cas, les conférences n'ont pas été relues par Rudolf Steiner. Il s'agit dès lors de redoubler de prudence et d'efforts pour saisir avec sagacité les concepts mentionnés dans celles-ci. Les écrits de Rudolf Steiner sont dès lors des documents plus fiables que les retranscriptions de ses conférences. Toutefois, dans les écrits, des problèmes de traduction peuvent aussi se poser allant dans quelques cas, jusqu'à des inversions de sens ! |
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